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rêve peut-être sous le bloc de pierre qui porte son nom dans un cimetière de Moscou.


IV

La voilà partie sur les mornes chaussées de provinces, la britchka, légendaire de Tchitchikof, conduite par le cocher Séliphane, tirée par les trois maigres chevaux ; elle court à travers les paysages russes, « dans le lointain perpétuellement assombri par des bois de plus d’un bleu ennuyé. » Où va-t-il, cet inquiétant personnage ? Chez tous, chez le seigneur et le petit propriétaire, chez le maître de police et le procureur, au bal du gouverneur et dans l’izba du paysan. Que cherche-t-il ? Une idée lui est venue, simple comme les idées de génie, une illumination financière que le code pénal n’a pas prévue ; si Gogol en avait beaucoup de pareilles, il eut bien tort d’écrire, il pouvait acquérir à la Bourse une gloire solide, et le reste. Chacun sait que les paysans, les « âmes, » comme on disait dans le langage courant, étaient une valeur mobilière, objet de négoce au même titre que les autres valeurs. On possédait mille âmes, on les vendait ou échangeait, on les engageait aux banques de crédit, qui prêtaient sur dépôt d’âmes. D’autre part, le fisc les imposait ; le propriétaire payait tant par tête de serf mâle et adulte. Les recensemens se faisaient à de longs intervalles, durant lesquels on ne révisait jamais les listes contributives : le mouvement naturel de la population devant compenser et au-delà les décès. Si une épidémie dépeuplait le village, le seigneur était en perte, continuant d’acquitter la taxe pour des bras qui ne travaillaient plus Tchitchikof, un gueux ambitieux et malin, s’était tenu en substance ce propos : « J’irai dans tous les coins perdus de notre Russie ; je demanderai aux bonnes gens de prélever sur leur cote les âmes mortes depuis le dernier recensement ; ils seront trop heureux de me céder une propriété fictive et de se libérer d’un impôt réel ; nous ferons enregistrer mes achats en bonne et due forme, nul tribunal n’imaginera que je le requiers de légaliser une vente de morts. Quand j’aurai acquis quelques milliers de serfs, je porterai mes contrats à une banque de Pétersbourg ou de Moscou, j’emprunterai sur ces titres une forte somme, et me voilà riche, en état d’acheter des paysans de chair et d’os. »

On devine les avantages de cette donnée pour les fins de l’auteur. Elle introduit naturellement noue guide dans toutes les