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de divertir le peuple, est resté enfant comme ce dernier. Ce que sa naïve clientèle lui demande, c’est Maître Pathelin et les tabarinades. Même dans les chefs-d’œuvre, — il n’y en a que deux, la célèbre comédie de Gridoiédof, le Mal de trop d’esprit, et le Reviseur de Gogol, — le comique est dégrossi plutôt qu’affiné. Ce comique du Nord ne connaît pas de milieu entre la grosse farce et l’amertume. On n’y rencontre guère l’esprit tel que nous le goûtons, le trait léger et fin qui glisse sans blesser. Il n’a pas le mot étincelant qui fait sourire, il a le mot cruel qui fait penser. Gogol trouve de ces mots, ils éclairent d’un jour sombre tout un état social ; par exemple, l’apostrophe du gouverneur au petit officier de police qui a tondu de trop près un marchand : » Surveille-toi. Tu ne prends pas selon ton grade ! » Enfin le sentiment du ridicule serait mieux nommé chez le Russe le sentiment du drôle ; il est purement national ; je veux dire qu’il s’exerce sur la tournure extérieure et sur des travers locaux plus que sur la tournure de l’esprit ; ce n’est pas le ridicule humain de Molière.

J’ai vu souvent le Reviseur à la scène : le bon public se pâmait aux charges énormes qui nous laissent assez froids, qui seraient incompréhensibles si l’on ne connaissait pas le détail de la vie russe. Au contraire, l’impression douloureuse dont parle Gogol demeurait prédominante pour l’étranger, surtout pour l’étranger ; il ne m’a pas semblé qu’elle attristât outre mesure ce même public. C’est qu’aujourd’hui encore, dans la Russie nettoyée et assainie par les réformes, la bonhomie populaire n’est pas aussi révoltée qu’on pourrait le croire par le spectacle de la vénalité administrative. Il n’y a pas la moindre épigramme dans ceci ; je constate simplement un état de civilisation différent. Tous ceux qui ont pratiqué les races orientales savent que leur morale est plus large que la notre en cette matière, parce que leur idée du gouvernement est autre. Pourvu que le concussionnaire ne soit ni trop tracassier ni trop avide, l’Oriental considère que tout service mérite rémunération, et qu’il faut payer ceux d’un agent très redoutable, très mal rétribué par l’état ; de son côté, ce dernier envisage le pot-de-vin comme un casuel, comme les épices que nos pères offraient à leurs juges sans que plaideurs ni magistrats vissent là un si gros péché. Si l’on reprenait à la racine la conception d’où découlent ces rapports, on y retrouverait l’idée primordiale du tribut, de la vieille prime d’assurance prélevée par le fort sur le faible qu’il protège. — Il n’était que juste de rappeler cet état de conscience aux honnêtes gens qui s’indigneraient, en apprenant la Russie dans le Réviseur et dans les Ames mortes. Après quoi ces honnêtes gens, s’ils sont candidats, iront sans scrupules faire largesse au peuple souverain ; s’aviseront-ils que le délit moral est de même espèce,