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sa verve satirique l’appelait de ce côté ; il esquissait à cette époque plusieurs scénarios de comédie, assez mal vernis d’ailleurs ; celui du Reviseur fut le seul qui aboutit. L’intrigue de la pièce est un simple quiproquo de vaudeville. Les fonctionnaires d’un chef-lieu de province attendent un inspecteur qui doit venir incognito passer la revue des services publics ; un voyageur tombé à l’auberge ; plus de doutes, c’est le redoutable justicier. Les consciences bureaucratiques sont terriblement lourdes ; aussi chacun d’accourir en tremblant, de plaider sa cause, de dénoncer un collègue et de glisser à l’inspecteur des roubles propitiatoires. Abasourdi d’abord, l’inconnu entre dans son rôle et empoche l’argent. La confusion augmente jusqu’au coup de foudre final, l’arrivée du véritable commissaire. — Le Reviseur n’est ni une comédie de sentimens, ni une comédie de caractères : c’est un tableau de mœurs publiques. Dans cette nombreuse galerie de coquins, aucun ne pose pour l’ensemble, comme disent les peintres ; l’artiste ne dessine de ses personnages qu’un seul trait, identique chez tous, il les met à contribution pour un vice unique. Ou plutôt il n’y a qu’un personnage, abstraction toujours présente à nos yeux sur le devant de la scène : c’est la Russie administrative, dont on met à nu la plaie honteuse, la vénalité et l’arbitraire. Gogol nous a dit son intention dans la Confession d’un auteur, testament littéraire écrit sur la fin de sa vie et auquel il faut toujours revenir quand on étudie la genèse de ses œuvres.


Dans le Reviseur, je me suis attaché à rassembler en un tas tout ce qu’il y a de mauvais dans la Russie, telle que je la connaissais alors, toutes les iniquités qui se commettent dans les situations où l’on devrait exiger de l’homme le plus de droiture. Je voulais railler en une fois tout ce mal. L’impression produite, on le sait, fut celle de l’effroi. A travers le rire, qui ne s’était jamais échappé de moi avec plus de force, le spectateur sentait mon chagrin. Moi-même je m’aperçus que mon rire n’était plus le même et que je ne pouvais plus être dans mes ouvrages l’homme que j’avais été jusqu’alors. Le besoin de m’égayer par d’innocentes inventions avait disparu avec mes jeunes années.


Oui, cette gaîté n’est pas communicative, du moins pour un étranger. L’odieux l’emporte, il n’est pas sauvé par la légèreté de main et la bienséance élégante qui empêchent le Tartufe d’être le plus noir des drames. Quand je parlerai du théâtre russe, j’essaierai de montrer pourquoi cette forme de l’art est bien moins développée que les autres. Dans un pays divisé en deux catégories de civilisation très inégale, la poésie et le roman ont fait de rapides progrès, parce qu’ils s’adressaient à la société polie ; le théâtre, obligé