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minutieuse d’une existence sans incidens, avec un grain de tristesse ; élément si essentiel de l’âme russe qu’elle ne retrouve toute sa force qu’en y touchant. La femme meurt, on amène l’autre vieux sur la tombe, on ne lui arrache que ce mot : « Ainsi, vous l’avez enterrée ! Pourquoi ? » Demeuré seul, il ne sait plus vivre, il décline ; l’étude du chagrin gâteux de ce vieillard est de trente ou quarante ans en avance ; Tolstoï pourrait signer les dernières pages. Celui qui les a écrites nous appartient désormais : il a déposé son panache romantique et triomphé dans la délicate épreuve où l’on juge les forts. Épreuve inévitable, qui attend tout écrivain aux époques de transition, — autant dire à toutes les époques, — sous la forme d’un cruel sacrifice. Par cela même qu’un homme est né pour les lettres et qu’il en a l’amour, il s’attache aux doctrines régnantes à l’aurore de sa jeunesse ; les premiers chefs-d’œuvre qu’il a admirés lui sont sacrés. Aux jours de la maturité, quand il voit les générations nouvelles inquiètes d’autres dieux, c’est déjà beaucoup s’il peut les suivre : comment lui demander de les devancer ? Telle est pourtant la condition de sa gloire : oublier et détruire ce qu’il a aimé, partir pour l’inconnu en tête de l’esprit de son temps. C’est presque le déchirement d’une religion que l’on quitte. La plupart s’y refusent, et parmi ceux qui fournissent l’étape, plus d’un avance à contre-cœur, tourné encore vers les chères admirations. Autant de vaincus. Le flot ne porte bien que ceux qui l’ont déchaîné.


Gogol fut de ces derniers, tout ce que la terre natale lui avait suggéré, tout ce qu’il avait senti et entendu dans sa jeunesse, tout cela est maintenant sorti de lui, pieusement embaumé dans les Veillées et dans Tarass, avec les rites de l’ancien culte. La vie va lui montrer d’autres expériences, qui nécessitent un langage nouveau ; il continuera de les enregistrer, avec l’ardeur et la docilité de la machine qu’on transforme pour un labeur différent. Je connais peu d’auteurs chez qui l’on discerne mieux que chez ce Russe la nature particulière et, si l’on peut dire, la nutrition spéciale à l’écrivain. Il ne reçoit pas les impressions pour les garder, comme les autres hommes. Chez ceux-ci, elles pénètrent une fois pour toutes, elles s’incorporent à l’individu ; ce trésor, lentement grossi, ne se dissipera qu’avec la dernière poignée de la poussière dont il fait partie. Pour le serviteur de la plume, rien de pareil ; comme le miroir, il a derrière le cristal de son âme je ne sais quel rideau d’argent qui défend aux images de passer outre et les réfléchit intactes, aussitôt reçues. Il sent, il aime, il souffre à titre de prêt, il est comptable de toutes ses acquisitions à la communauté humaine. Rien n’est à lui, et il n’est à personne ; il doit remplir et vider sans