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que, voyez-vous, petite âme, il n’aura plus de tête. » Yuzicée écoute toutes ces explications avec épouvante, et curiosité.

« Les toits des maisons sont noirs de peuple. Par les lucarnes, d’étranges figures regardent, avec de longues moustaches sous une coiffe semblable à un bonnet. Sur les balcons tendus d’étoffes, le monde aristocratique est assis. La jolie petite nain d’une panna[1], souriante, éclatante comme du sucre candi, est appuyée sur la balustrade. Les illustrissimes panes, d’une belle prestance, regardent majestueusement. Un serviteur chamarré de galons, les manches flottantes par derrière, passe des friandises et des rafraîchissemens ; parfois une petite gamine aux yeux noirs prend à poignée des gâteaux, des fruits et les joue au peuple. La foule des chevaliers meurt-de-faim tend adroitement ses bonnets ; un hobereau de haute taille dépasse les autres de la tête ; il est vêtu d’une casaque rouge râpée, aux brandebourgs d’or noircis ; grâce à ses longs bras, il attrape le premier la manne, baise galamment son butin, le met sur son cœur et le porte à sa bouche. Un épervier, prisonnier sous le balcon dans une cage dorée, prend sa part du spectacle ; le bec incliné sur son aile, une serre levée, lui aussi il considère attentivement le peuple. Soudain au frémissement court dans la foule et des cris éclatent de toute part : « On les amène, on les amène ! les Cosaques !


La fin du poème, la mort du Roland de l’Ukraine, accablé sous le nombre, son apostrophe prophétique à la Russie, qui recueillera l’âme du peuple cosaque et vengera sa défaite, — cette fin est d’un très grand souffle. Mais tout n’est pas du même aloi. La partie amoureuse est franchement mauvaise ; c’est du placage littéraire, sans l’ombre d’un sentiment personnel, le dernier mot du genre troubadour. La belle Polonaise, pour qui le jeune Boulba trahît ses frères, est copiée sur une estampe de 1830 ; les scènes de passion ont été vues sur les tapisseries de l’époque, où Roméo fait pendant à Juliette. L’exercice littéraire ! voilà ce qui nous met en défiance contre les meilleurs tableaux de l’épopée. Ces combats singuliers, ces prouesses des chefs cosaques dans la mêlée, nous les connaissions ; quand deux armées s’arrêtent pour regarder des héros qui se battent, on a beau les russifier à grand renfort de couleur locale, nous les appellerons toujours Achille ou Hector, Enée ou Turnus. Le malheur est peut-être que le moule a trop servi. Un des hommes les plus compétens en cette matière, mon savant ami M. G. Guizot, médisait naguère qu’à son avis Tarass Boulba est le seul poème épique vraiment digne de ce nom chez les modernes. Je le crois aussi ; mais est-il bien nécessaire de faire un

  1. Pane, seigneur ; panna, dame de qualité, en polonais et en petit-russien.