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tableau très vivant de la foule polonaise, assemblée à Varsovie pour assister au supplice des Cosaques. Ce morceau fait penser aux toiles historiques de MM. Brosicz et Matejko, chargées de personnages, aveuglantes de couleur. Il est intéressant parce qu’on y saisit bien le procédé de Gogol, cette extrême curiosité de détail qui sera de plus en plus sa marque de facture et celle de toute l’école sortie de lui.


Sur la place des exécutions, le peuple affluait de partout. En ce siècle de mœurs violentes, un supplice était le plus attrayant des spectacles, non-seulement pour la populace, mais pour les classes supérieures. Personne ne résistait à la curiosité ; ni les vieilles dévotes, qu’on voyait là en grand nombre, ni les timides jeunes filles : le cauchemar de ces corps ensanglantés les poursuivra toute la nuit d’après, elles se réveilleront en sursaut, avec des cris de hussard ivre. « Ah ! quelle horreur ! » s’écriant beaucoup d’entre elles avec un frisson de fièvre ; elles ferment les yeux, détournent la tête, mais ne s’en vont pas. Un homme, la bouche et les mains tendues en avant, semble vouloir sauter sur les épaules de ses voisins pour mieux voir. De la masse des têtes communes, étroites et indistinctes, saillit la grosse face d’un bouclier : il examine toute l’opération de l’air d’un connaisseur il échange ses impressions avec un armurier qu’il nomme son compère, parce que tous deux s’enivrèrent dans le même cabaret à l’une des dernières fêtes. Quelques-uns discutent avec chaleur, d’autres engagent des paris ; mais la majorité est formée de ces gens qui regardent tout l’univers et tout ce qui s’y passa en se fourrant les doigts dans le nez. Au premier rang, tout contre les sergens moustachus de la milice urbaine, on distingue un jeune gentillâtre ou qui du moins parait tel, sous son habit militaire ; celui-là s’est mis sur le dos à la lettre tout ce qu’il possède ; dans son logement vide il ne reste qu’une chemise trouée et de vieilles bottes. Deux chaînes, l’une sur l’autre pendent à son cou, soutenant un ducatou. Il est venu avec sa dame, Yuzicée ! celle-ci fort occupée à regarder si quelqu’un ne tache pas sa robe de soie. Il lui explique tout avec tant de détails qu’il serait impossible d’y rien ajouter. « Tenez, ma pente âme Yuzicée, tout ce peuple que vous voyez là est venu à cette fin, pour voir comme on va supplicier les condamnés. Cet homme que vous voyez par ici, petite âme, qui tient dans ses mains une hache et d’autres instrumens, c’est le bourreau ; c’est lui qui exécutera. Quand on commencera à rouer et à faire les autres tourmens, le criminel sera encore vivant ; mais quand on lui tranchera la tête, alors, petite âme, il mourra tout de suite. Avant cela vous l’ouïrez crier, se démener ; mais aussitôt qu’on le décollera, il ne pourra plus crier, ni manger, ni boire, parce