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« Peut-être que Boulba, quand il s’éveillera, retardera son départ d’un jour ou deux : peut-être n’a-t-il décidé de partir aussi vite que parce qu’il avait beaucoup bu ! »

« Du haut du ciel, la lune éclairait depuis longtemps toute la cour, les groupes de serviteurs endormis, les épaisses touffes des saules, les folles avoines où disparaissait la palissade de l’enceinte. La mère était toujours assise au chevet de ses fils, elle ne les quittait pas des yeux une minute, elle ne pensait pas au sommeil. Déjà les chevaux, flairant l’aurore, dressaient leurs têtes dans l’herbe et cessaient de manger ; les feuilles commençaient de trembler au sommet des saules, insensiblement le frisson murmurant descendait, gagnant les branches basses. De la steppe arriva le hennissement sonore d’un poulain ; des bandes rouges illuminèrent tout d’un coup le ciel…

« .. Quand la mère vit ses fils déjà en selle, elle se précipita vers le plus jeune, dont le visage laissait paraître quelque expression de tendresse ; elle saisit l’étrier, se cramponna à l’arçon ; le désespoir dans les jeux, elle ne voulait plus lâcher prise. Deux vigoureux cosaques l’enlevèrent avec précaution et l’emportèrent dans la maison. Mais dès qu’ils eurent repassé le seuil, elle s’élança derrière eux avec une agilité de chèvre sauvage qu’on n’eût pas attendue de la vieille femme ; elle arrêta le cheval d’un effort surhumain, elle embrassa son fils d’une étreinte folle, convulsive ; on l’emporta de nouveau…

« Les jeunes Cosaques chevauchaient en silence, retenant leurs larmes, craignant leur père ; lui aussi, il était un peu troublé, quoiqu’il s’efforçât de n’en rien laisser voir. Le jour était gris ; la verdure se découpait nettement ; des oiseaux criards chantaient sans unisson. Quand les cavaliers furent à quelque distance, ils se retournèrent. Leur hameau semblait descendu sous terre ; on ne voyait plus à l’horizon que les deux cheminées de leur humble toit et les sommets de quelques arbres, aux branches desquels ils avaient tant de fois grimpé comme des écureuils. Plus rien sous leurs yeux que la grande prairie, où était écrite toute l’histoire de leur vie ! depuis les années où ils se roulaient sur son herbe trempée de rosée, jusqu’à celles où ils venaient attendre la fille cosaque aux yeux noirs, dont les petits pieds rapides couraient en tremblant dans cette herbe. Voilà la perche, au-dessus du puits, avec la roue de télègue qui sert de poulie, attachée là-haut ; c’est le dernier objet qui surnage dans le ciel vide ; le ravin qu’ils viennent de franchir semble de loin une montagne et masque tout… Adieu enfance, jeux, souvenirs ; adieu tout, tout ! »

A la suite de ce passage vient la description fameuse de la steppe : j’ai déjà eu l’occasion de la citer ici[1]. Je détache encore un

  1. Voir la Revue du 15 novembre 1881.