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pendant trois nuits lire les prières à l’église sur son corps. Pour la première fois, Gogol a su mettre une vraie puissance de terreur dans la lune du pauvre clerc contre le fantôme. Voilà une belle histoire de revenons et qui donne la chair de poule.

L’œuvre capitale dans ce recueil, celle qui assura la célébrité de l’écrivain, c’est Tarass Boulba. Tarass est un poème épique en prose, le poème de la vie cosaque d’autrefois. Gogol se trouvait dans d’heureuses conditions, refusées à tous les modernes faiseurs d’épopées. En empruntant le cadre et les procédés consacrés depuis le vieil Homère, il les appliquait au pays, aux hommes, aux mœurs qui offrent la plus exacte ressemblance avec le monde homérique. Il avait eu l’impression directe de ce qu’il chantait ; il avait vu mourir autour de lui ces débris attardés du moyen âge, Comme il l’a dit, il ne faisait que rédiger les récits de son aïeul, témoin et acteur de cette Iliade. A l’époque où le poète écrivait, il ne s’était guère écoulé plus d’un demi-siècle depuis la dissolution du camp des Zaporogues ; depuis la dernière guerre de Pologne, où Cosaques et Polonais avaient fait revivre les exploits, la licence et la férocité des grands compagnons du temps de Bogdan. Cette guerre forme le nœud de l’action dramatique : le vieux Tarass y incarne, dans la rudesse héroïque de ses traits et de son âme, le type légendaire des aventuriers de la steppe. Les Zaporogues se sont levés pour la foi et pour le pillage, ils partent contre l’ennemi héréditaire ; Tarass rappelle ses deux fils de l’université de Kief, il les conduit au camp, dans l’île du Dnièpre. Nous entrons avec lui dans la vie quotidienne de la sauvage république ; nous le suivons à travers les batailles, les sièges et le sac des villes polonaises ; il nous mène dans Varsovie, où un juif l’introduit sous un déguisement, pour y assister à l’exécution de son fils prisonnier ; il nous épouvante par les vengeances qu’il tire de ce meurtre ; sa mort symbolique nous montre la gloire et la liberté des Cosaques disparaissant dans la tombe avec leur dernier ataman. Sur ce canevas, le poète a prodigué les descriptions pittoresques, les divers ingrédiens qui entrent, dans la composition d’une épopée.

Nous devons à M. Viardot une honnête version de Taras Boulba ; elle révèle du moins à l’étranger un des mérites de l’œuvre, la vivacité du sens historique. Cette représentation animée nous en apprend plus, sur la république du Dnièpre, que toutes les dissertations des érudits. Ce que la traduction ne pouvait rendre, c’est la magnificence de la prose poétique. Imaginez les Martyrs traduits, trahis dans un autre langage ; il faudrait beaucoup de courage pour les lire ; il en faut déjà un peu pour aborder l’original, ajouteraient les gens irrévérencieux. Ici il s’agit, d’une langue dont Mérimée disait avec raison : « Elle est le plus riche des idiomes de l’Europe.