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On devine ce que tons ces contrastes mettent de couleur et de mouvement dans les Veillées. L’effet du livre fut considérable : il avait par surcroît le mérite de révéler un coin de Russie inconnu. Gogol se trouva classé d’emblée. Pouchkine, dont l’âme claire aimait par-dessus tout la bonne humeur, porta aux nues l’œuvre qui l’avait fait rire. Les Russes la tiennent jusqu’à présent pour un de leurs meilleurs titres littéraires. Je demande à faire quelques réserves. Serait-ce que nous sommes trop vieux pour nous plaire aux contes de nourrices, trop moroses pour nous réjouir avec les bonnes gens. Je ne sais, mais malgré toutes les qualités incontestables que je signale, les Veillées me laissent assez indifférent. La force y est parfois un peu grosse, et dans le sac ridicule où le scapin cosaque s’enveloppe, moi non plus je ne reconnais pas le grand satirique des Ames mortes. La diablerie ne nous séduit que si elle nous épouvante ; or Gogol fut très influencé par Hoffmann, il a tenté de l’imiter dans une assez médiocre nouvelle, le Portrait ; mais il n’avait pas la fantaisie inquiétante de l’Allemand ; ses diables sont bons enfans et le diable bon enfant m’ennuie. Enfin, à côté des pages ou les émotions de jeunesse entraînent librement la plume, il y en a d’autres où je sens la rouerie du lettré, travaillant sur des thèmes populaires. Les Veillées font souvent penser aux histoires provençales de nos félibres ; elles en ont l’agrément, mais aussi la naïveté voulue, qui est l’écueil du genre. Peut-être n’y a-t-il entre nous et les lecteurs enthousiastes de 1832 qu’une question d’optique ; pour nous, ce livre était singulièrement en avance par la franchise et le naturel ; pour nous, il est en retard, encore suspect de prétentions romantiques. Rien n’est plus difficile à apprécier et à faire sentir que la mesure dans laquelle une œuvre d’art a vieilli ; quand il s’agit d’une littérature étrangère, la difficulté devient impossibilité. Que les Russes me pardonnent une indication qui n’est certes pas une comparaison : je vais résumer mes critiques et les confondre en même temps par une simple question. Vous amusez-vous à la Dame blanche ? Assurément oui, presque tous les honnêtes gens s’y divertissent. En ce cas, vous vous plairez aux dames du lac de Gogol, vous n’aurez rien à passer dans les Veillées du hameau.

En 1834, l’auteur leur donna une suite sous ce titre : Récits de Mirgorod. C’était son règlement de comptes avec le romantisme. Il prend congé de la sorcellerie dans le Viy, ce cauchemar de la légende slave : une belle demoiselle maléficie ses admirateurs, elle consume lentement et réduit en une pincée de cendres l’imprudent qui touche son petit pied ; les naïves populations de l’Ukraine font honneur de ce phénomène au démon. La possédée a distingué un bachelier en théologie ; elle exige en mourant qu’il vienne