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1880, à l’heure où Gogol entrait en scène, une nouvelle évolution s’accomplissait, celle-ci tout à fait parallèle à l’évolution de notre littérature au même instant. Las de planer trop haut dans les espaces imaginaires, le romantisme cherchait dans l’histoire un terrain plus solide où se poser : les faiseurs d’élégie et de ballades se tournaient vers le drame historique, vers la vie du passé. On reculait de Byron à Shakspeare, qui apparaissait comme le docteur universel. Les Russes découvraient leur moyen âge à l’heure même où nous exhumions le nôtre. Pouchkine se donnait tout entier à cette résurrection du passé, avec Boris Godounof, le poème de Poltava et la Fille du capitaine. Ses disciples le suivaient dans cette voie, comme on suivait chez nous les inventeurs d’Henri III, de Marion Delorme et de Notre-Dame de Paris. Il y eut rencontre et non imitation ; la parfaite simultanéité des deux mouvemens exclut toute subordination de l’un à l’autre. Dans toute l’Europe, les mêmes causes produisaient les mêmes effets. Le romantisme ne pouvait guère durer sous sa forme lyrique, pas plus que ne dure une crise de passion ; sous cette forme, il avait été surtout une réaction inconsciente contre l’idéal philosophique du XVIIIe siècle. A la fin de ce siècle, des prophètes et des apôtres étaient venus, qui annonçaient aux hommes le bonheur fondé sur la raison, le règne de la vertu et de la liberté, organisé par un miracle métaphysique. Les hommes avaient cru au nouveau mythe, ils en avaient poursuivi le fantôme à travers les ruines ; comme ils ne pouvaient l’étreindre, comme leurs passions continuaient de leur déchirer le cœur et de les tenir en esclavage, malgré la grande promesse de bonheur et de liberté, ils tombèrent en mélancolie ou se révoltèrent contre la fatalité. De là le sanglot des René, des Childe-Harold, des Olympio, de toute la famille éplorée. Certes, ils n’apercevaient pas encore la source de leur mal : seul peut-être, ce grand fou de Rolla y vit clair. Aujourd’hui même, après cent ans d’expériences qui ont crevé le mensonge, nous commençons à peine à comprendre que notre pessimisme et notre découragement proviennent de cette immense banqueroute de l’idéal philosophique.

Le désespoir tout seul n’est pas un aliment pour une littérature. D’ailleurs le nouvel état d’âme avait créé une rhétorique particulière, qui demandait à s’essayer sur des objets plus substantiels. Elle s’empara de l’histoire et des côtés pittoresques de la vie populaire. Comme cette rhétorique était aussi conventionnelle que celle des périodes classiques, elle faussa longtemps les images qu’elle évoquait ; la personnalité exaspérée qui était au fond de l’esprit romantique ne sut pas s’effacer pour faire parler les gens d’un autre âge et d’une autre condition : les écrivains soufflèrent aux acteurs qu’ils mettaient en scène leurs doctrines et leurs sentimens. Ils avaient invoqué contre