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surtout dans le poème de Tarass Boulba. Ce que le grand-père racontait, l’enfant l’apprenait sous une autre forme en écoutant les kobzars, ces rhapsodes populaires qui vont chantant l’épopée ukrainienne. Tout, dans ce milieu, lui parlait d’un âge fabuleux à son déclin, d’une poésie primitive encore vivante dans les mœurs. Quand l’artiste va condenser pour nous cette poésie flottante dans l’air qu’il respire, on devine qu’elle aura passé à travers deux prismes ; celui de la vieillesse, qui se rappelle avec regret ce qu’elle narre, celui de l’enfance, qui imagine avec éblouissement ce qu’elle entend.

Ce furent là, paraît-il, les premières classes du jeune Gogol et les plus profitables. On le plaça par la suite au gymnase de Nièjine, on lui montra le latin et les langues étrangères ; ses biographes nous assurent qu’il fut un détestable écolier. Les biographes agrémentent volontiers de ce trait, la vie de tous les grands hommes, c’est un siège fait. Il ne faut pas le répéter trop haut, on pourrait être lu dans les collèges. D’ailleurs, si l’éducation première de l’écrivain eut des lacunes, il y pourvut plus tard ; tous ses contemporains témoignent de sa vaste lecture, de sa connaissance approfondie des littératures d’Occident. Comme il va quitter les bancs de l’école, ses lettres à sa mère nous déclarent déjà les inclinations de son esprit : une verve observatrice et satirique, exercée aux dépens de ses camarades, un fonds de piété sérieuse, le désir d’une grande destinée. Parfois un découragement subit ravale le vol de ces hautes espérances ; des affaissemens de volonté, des déclamations contre l’injustice des hommes datent les lettres ; on reconnaît l’influence des premières lectures romantiques, la contagion du byronisme de l’époque. « Je me sens, écrit le jeune enthousiaste, la force d’une grande, d’une noble tâche, pour le bien de ma patrie, pour le bonheur de mes concitoyens et de tous mes semblables… Mon âme aperçoit un ange envoyé du ciel, qui l’appelle impérieusement vers le but auquel elle aspire… » Nos pessimistes de vingt ans souriront de cette rhétorique ; on sourira de la leur dans un demi-siècle, et avec moins d’indulgence. Malheur aux générations qui ne sont pas un instant crédules au mensonge de la vie, qui ne se brûlent pas à leur propre flamme et laissent refroidir la vieille humanité ! Comme tout ce qui existe, elle ne dure que par une perpétuelle combustion.

Un Russe qui voulait faire le bonheur de ses semblables sous l’empereur Nicolas n’avait pas le choix des moyens ; il devait entrer au service de l’état et gravir laborieusement les degrés de la hiérarchie administrative : on sait que, depuis Pierre le Grand, ce mandarinat obligatoire aspire toutes les forces vives de la nation. Après avoir terminé les études qui y donnent accès, Gogol partit