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et qui représentent le génie de leur pays dans son entier épanouissement. Il est temps de rétrograder de quelques années, jusqu’à leur instituteur. Celui-là pouvait attendre. Mérimée a révélé le nom de Gogol, il a dit ici même, avec la sagacité habituelle de son jugement, ce qu’il fallait admirer dans le premier des prosateurs russes. Toutefois, Mérimée ne connaissait qu’une partie de l’œuvre de son ami : et dans cette œuvre, il a surtout étudié une rareté littéraire. Nous exigeons davantage aujourd’hui ; notre curiosité s’attache à l’homme : à travers l’homme elle poursuit le secret de la race. L’écrivain consacré par les suffrages de ses compatriotes nous apparaît comme un gardien à qui tout un peuple a confié son âme pour un moment. Que veut cette âme dans ce moment ? Quel est le rôle historique du gardien ? Dans quelle mesure a-t-il préparé les transformât ions ultérieures ? Voilà ce que j’essaierai de chercher dans les livres de Gogol, dans les polémiques passionnées soulevées par ces livres depuis bientôt un demi-siècle.


I

Il était Petit-Russien, fils de Cosaques. Donnée à des lecteurs russes, cette simple indication n’a pas besoin de commentaires ; elle éclaire le plus particulier de l’homme, elle dessine à l’avance le trait saillant que nous relèverons dans son caractère et dans son œuvre : une bonne humeur maligne avec un dessous de mélancolie. Pour comprendre cet écrivain, il faut connaître la terre qui le porta comme son fruit naturel. Cette terre, — l’Ukraine, la frontière, — est un objet de dispute entre les influences de l’extrême Nord et de l’extrême Midi. Durant quelques mois, le soleil s’empare d’elle en maître, il y accomplit ses miracles constans. C’est l’Orient, des jours lumineux sur des plaines enchantées de (leurs et de verdure, des nuits douces dans un ciel enchanté d’étoiles. Le sol fertile porte d’incomparables moissons, la vie est facile, partant joyeuse, dans cet éveil universel de la sève et du sang. Le grand magicien fond la tristesse avec la neige, il élabore des esprits plus ardens et plus subtils, il tire de l’âme tout ce qu’elle contient de gaîté, chaleur qui monte aux lèvres en rires bruyans. Pays de soleil, mais aussi pays de grandes plaines. L’inquiétude des horizons sans fin diminue le plaisir que les yeux trouvent, autour d’eux ; on n’est pas joyeux longtemps en face de l’illimité. L’habitude du regard fait celle de la pensée, ce vide lointain l’attire, elle se poursuit dans l’espace sans parvenir à se perdre ; c’est le vol d’oiseaux parti dans la clarté, qu’on accompagne machinalement comme il décroît dans l’ombre, qu’on cherche encore évanoui dans l’éther. De là, pour l’homme de la steppe, l’inclination au rêve, la