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manière de le dire « qui ne s’attende point. ». Balzac, Voiture, Fléchier, La Rochefoucauld, Fontenelle, Massillon, Thomas, Rivarol, dans des genres différens, et chacun avec des qualités diverses, ont tour à tour été les représentans éminens de cette école, mais Massillon et Fléchier les plus considérés peut-être, d’autant que l’éloquence de la chaire s’élève au-dessus de la lettre familière ou de la nouvelle à la main et que naturelle nient on se délie moins de la préciosité d’un évêque. Les mécréans eux-mêmes, les mécréans surtout estiment qu’un évêque a d’autres affaires que d’arrondir des phrases et de hier des métaphores. Mais on voit qu’ils se trompent.

Dirai-je que cet art a sa raison d’être ? Il le faut bien, puisqu’il a sa tradition, comme l’on voit, et qu’elle s’est continuée jusqu’à nous. La rhétorique est une imitation en même temps qu’une corruption de l’éloquence : elle peut donc plaire à ce titre et réussir quelquefois à sa faire prendre pour elle ; un versificateur a souvent passé pour poète, comme Delille, et souvent un rhéteur pour un orateur, comme j’en connais trop pour en nommer un seul. Cette imitation a d’ailleurs ses difficultés, tous ceux qui s’y essaient n’y réussissent pas de la même manière ; c’est assez pour en faire un objet d’émulation parmi les hommes. Tous les épistoliers ne sont pas Balzac ou Voiture, tous les prédicateurs ne sont pas Massillon ou Fléchier. Certaines qualités de nature, une oreille délicate, un goût fin, une imagination vive, un sentiment heureux des ressources de la langue, une connaissance étendue du monde, y sont encore nécessaires. Et, pour être tout à fait juste, quand on veut mettre à leur rang les Oraisons funèbres de l’évêque de Nîmes ou le Petit Carême de l’évêque de Clermont, il faut se souvenir combien de prédicateurs ou même de prélats n’ont pas pu les écrire. Ajouterai-je, enfin, que cette rhétorique a son utilité ? Je le puis bien, si l’on y tient. Elle accroît donc, d’âge en âge, les ressources de la langue, et, de rhéteur en rhéteur, elle met à la disposition du véritable orateur un vocabulaire plus étendu, plus riche de mots et surtout de nuances, une syntaxe plus souple, plus docile, plus capable de plier sa rigidité première aux exigences nouvelles d’une pensée qui va toujours s’enrichissant, se compliquant, se subtilisant. Ne l’a-t-on pas vue quelquefois, en ne travaillant qu’à choquer des mots, en faire jaillir, à notre grande surprise, des commencemens ou des semblans d’idées ! Et, après cela, quand elle ne nous rendrait d’autre service que de nous préparer à une intelligence plus éclaircie des chefs-d’œuvre qu’elle imite, ne faudrait-il pas bien lui en savoir quelque gré ? Pour goûter Bossuet et Bourdaloue, il n’est pas bon seulement, il est utile nécessaire d’avoir la Massillon et Fléchier, et même de s’y être plu tout comme il est utile d’avoir ri à Regnard, franchement ri et beaucoup ri, pour bien comprendre Molière. Pascal, encore, le dit d’une