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d’abord de grands chrétiens ; il ne leur suffit pas de croire mais ils soient avec force et ils veulent que l’on croie avec eux et comme eux à l’éloquence, qui est un but et une fin pour Fléchier, n’est qu’un moyen pour eux ; ils ne songent jamais à eux-mêmes quand ils parlent, mais à leur auditoire, à leur « audience, » comme ils disent Et voilà ce qui fait aussi que l’on a tour à tour trop vanté ou trop abaissé l’éloquence de Fléchier, selon l’idée même que l’on se faisait de l’éloquence de la chaire. Mais nous, il nous devient facile de concilier les contradictions : l’éloquence de Fléchier est réelle, seulement ce n’est pas éloquence de la chaire. Essayons de marquer bien nettement la distinction.

Parce qu’il n’y a rien dans notre littérature française qui soit au-dessus des Oraisons funèbres de Bossuet, et peu de choses qui soient comparables aux Sermons de Bourdaloue, c’est-à-dire parce que les qualités littéraires s’en imposent à l’admiration de ceux mêmes qui d’ailleurs se sentent le moins disposés à penser comme Bossuet et Bourdaloue, l’habitude s’est établie d’en parler littérairement, comme on fait d’une tragédie de Racine ou d’une comédie de Molière, sur la forme, pour la forme, et sinon sans égard au fond, de moins en n’en considérant le fond qu’après la forme. Aimez-vous mieux d’autres comparaisons et tirées de moins loin ? Ou loue donc dans les Oraisons funèbres de Bossuet ou dans les Sermons de Bourdaloue, ce que l’on louerait aussi bien dans le Discours sur la couronne ou dans les Verrines, dans un discours de Mirabeau sur le Droit de paix et de guerre, ou dans un réquisitoire de Burke contre Warren Hastings. C’est la grandeur de la composition, c’est la beauté de l’ordonnance, c’est la splendeur de l’imagination, c’est la hardiesse du mouvement, c’est l’invention du style, c’est la véhémence de l’expression, c’est, en un mot, toute une rhétorique dont les procédés, s’ils ont à la tribune ou dans le prétoire quelque valeur par eux-mêmes, la perdent et n’en ont aucune dans la chaire chrétienne. Dans la chaire chrétienne, où il s’agit d’intéresser toutes les puissances de l’homme à la grande affaire du chrétien, qui est la conversion, et, par la conversion, le salut, toutes ces qualités ne valent qu’autant qu’elles sont un reflet, si je puis ainsi dire, ou une communication de la grandeur elle-même du christianisme. On ne les applique point par le dehors ; « comme l’or et les pierreries dont on orne et dont on enrichit les chasses où l’on entérine les reliques des saints, » elles doivent procéder du dedans ; on ne les détache point de leur fond, elles font corps avec lui. Et en ce sens le plus grand orateur chrétien n’est pas celui que la nature a le mieux doué pour l’éloquence, mais celui qui a eu de sa religion, de sa force et de la diversité des moyens qu’elle possède pour agir sur l’homme, la plus profonde intelligence. « Ne cherchons pas de vains ornemens au Dieu