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ancien s’appelait Claus, qu’il habitait la rue Stralauer et qu’il avait des armoiries représentant un chevalier de fer, qui tenait un hêtre dans sa main droite : « Cela prouve que nous ne sommes pas d’hier, » s’écrie-t-elle en faisant la roue. L’illustre voyageur Grou disait : « J’ai parcouru les deux hémisphères ; je n’ai vu que des fripons qui trompent des sots, des charlatans qui escamotent l’argent des autres pour avoir de l’autorité ou qui escamotent de l’autorité pour avoir de l’argent, qui vous vendent des toiles d’araignées pour manger vos perdrix, qui vous promettent richesses et plaisirs quand il n’y aura plus personne, afin que vous tourniez la broche pendant qu’ils existent. » Mme Buchholz n’a jamais tourné la broche, ni mouché les chandelles pour personne, et elle n’attend pas d’être morte pour être heureuse.

Elle a fait sans doute de fâcheuses expériences. Elle a découvert que les grandes joies sont presque toujours gâtées par de méchans incidens, que les parties de campagne sont rarement des parties de plaisir, que les héritages se font attendre et sont moins considérables qu’on ne le pensait, que les oncles d’Amérique n’existent que sur le papier et qu’on ne saurait trop se défier des grandes espérances, qui n’accouchent le plus souvent que de grandes déconvenues. Elle en a conclu que, dans la vie comme à la bourse, il y a une perpétuelle alternative de hausse et de baisse ; mais il n’est que de savoir s’y prendre, on réussit toujours à se rattraper aux branches. C’est son idée, elle n’en changera pas. Argumentez, discutez, vous ne lui ferez jamais croire que la nature soit cruelle ni qu’elle ait manqué sa vie. Elle vous répondra que le premier degré de bonheur est d’être Mme Buchholz ; le second, de vivre à Berlin, quoique Berlin soit une Babylone ; le troisième, d’habiter une maison qui a des pilastres et d’avoir des seringats dans son jardin.

Il est bon qu’il y ait des mécontens, des esprits inquiets, des chercheurs, des poules, des philosophes chagrins et même des pessimistes ; mais Mme Buchholz la mère, M. Buchholz le père et les petites Buchholz ont aussi leur rôle à jouer et sont des termes importans de la grande équation, des rouages de première nécessité dans le mystérieux agencement de notre univers. Que deviendrait ce pauvre monde si on en supprimait tous les optimistes qui ne raisonnent pas, tous les petits bourgeois à qui le bonheur suprême d’exister et de contempler leur ombre au soleil fait oublier les grandes et les petites misères, les criantes injustices, lus lourdes servitudes dont s’indignent les délicats et les superbes ?


G. VALBERT.