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on fasse des surprises ; elle a tout deviné : « Je pénétrai sans que personne s’en doutât dans la chambre où étaient déposés les présens de Noël et où l’oncle Fritz avait clandestinement introduit le docteur. Alors il se dressa devant moi comme un voleur dans la nuit. Je le saluai, il me souhaita le bonsoir, mais il semblait ne pas trop savoir comment s’excuser. — Aidez-moi, lui dis-je, à allumer l’arbre. — Il s’y prit si bien que j’ajoutai d’un ton badin : Vous me semblez fait pour être père de famille. — Puis, je le forçai à s’asseoir dans un fauteuil couronné de fleurs, devant la table où était l’arbre, et il avait l’air aussi majestueux, aussi digne qu’un conseiller ecclésiastique. Cela fait, j’ouvris la porte, et tous contemplèrent avec étonnement le sapin allumé et le docteur qu’éclairait la flamme de cent bougies. » Mme Buchholz a le génie de la mise en scène, elle ferait peu de cas du bonheur si le bonheur n’était un spectacle.

Il n’est pas de joies sans mélange. Elle est ravie d’avoir un gendre, mais ce n’est pas elle qui l’a trouvé ; on s’est fiancé derrière son dos, on a méconnu son autorité. Son gendre est docteur, elle l’adore ; son gendre est un sournois, elle l’exècre. Un des traits distinctifs de son caractère est l’impudeur des contradictions. Toutefois dans ce cœur partagé la vanité l’emporte. La noce sera brillante et bruyante : on ne regardera pas à la dépense, on dînera à la Maison anglaise, et le banquet sera suivi d’un grand bal, où l’on verra danser onze docteurs. Mme Bergfeldt le saura, elle en crèvera de dépit. Mais pourquoi Mme Buchholz s’est-elle avisée de faire à son tour une surprise aux mariés ? A leur insu, elle a décoré de plantes vertes et transformé en serre l’appartement fort modeste qui les attend. Les plantes vertes sentaient le moisi ; elle y a remédié en les inondant d’eau de fleurs d’oranger. C’est de tous les parfums le plus antipathique à son gendre, qui est sujet aux migraines. Quand il rentre chez lui après le bal : « Qui m’a joué ce tour ? » s’écrie-t-il en frappant du pied, et il emploie la meilleure partie de la nuit à transporter dans le corridor l’une après l’autre ces maudites plantes vertes ; sur quoi on vient le chercher en hâte pour un cas très pressant. Le lendemain matin, dès neuf heures, Mme Buchholz se présentait à la porte des jeunes mariés ; il lui tardait de savoir comment cela s’était passé. Elle trouve sa fille dans sa robe de bal et pleurant à chaudes larmes, à demi couchée sur un sofa. Pour prévenir le retour de pareils accidens et de si tristes mécomptes, elle coupe secrètement le fil de la sonnette de nuit ; mais de ce jour elle a décidé que son gendre n’était pas seulement un sournois, qu’il était un vilain homme, un affreux égoïste, un tyran, un Moloch, et désormais elle emploiera tous ses soins à faire l’éducation de ce monstre.

Mme Buchholz est une petite bourgeoise au sang aduste, au regard toujours flambant, a l’âme ardente et tragique, qui dépense pour satisfaire