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lieues de m’en douter, ma chère, répondit aigrement Mme Heimreîch. — Quand on fait semblant d’être sourde et aveugle, riposta Mme Buchholz, on n’entend et on ne voit que ce qu’on veut. » Mme Heimreich se leva, emmena précipitamment ses filles, en déclarant que sa chère petite Agnès et son innocente Paula ne remettraient plus les pieds dans une maison qui était une Gomorrhe. On a rompu à jamais ; quand on se rencontre dans la rue, on n’a pas l’air de se reconnaître.

Mme Buchholz s’est brouillée aussi avec les Bergfeldt ; mais on s’est raccommodé. Elle leur reprochait de ne se rien refuser, de manger quelquefois des primeurs. Elle leur en voulait surtout d’attirer des étudians chez eux et d’avoir trouvé un mari pour leur fille, dont les mouvemens sont anguleux et les coudes très pointus. Elle laissa échapper à ce sujet quelques paroles mordantes, qui furent répétées. Mme Bergfeldt lui écrivit une lettre par laquelle elle lui donnait à entendre que telle femme qui se permet de dauber sur son prochain ferait mieux d’avoir l’œil à ses propres affaires, et que tel mari dont on se croit sûr n’est pas toujours très délicat dans le choix de ses plaisirs. Le premier mouvement de Mme Buchholz fut de courir chez le commissaire de police. Elle eut d’orageuses explications avec son mari ; mais M. Carl Buchholz est un homme de belle humeur, qui s’entend à arranger, à colorer les choses et qui se tire aisément d’un mauvais pas. Il a cherché à réconcilier sa femme avec Mme Bergfeldt. Ce n’est qu’une paix plâtrée. Aussi bien, Mme Buchholz héritera prochainement d’une tante, et du haut de son héritage, elle regardera les Bergfeldt en pitié. « Ce ne sont pas des gens à voir, disait-elle ; en vérité, ces Bergfeldt étaient une erreur. »

Ce qui la travaillait, la consumait et la rongeait, c’était l’éternel et dévorant souci de mûrier ses deux filles. A la campagne comme à la ville, elle faisait la chasse aux gendres. Peu s’en fallait qu’elle ne happât les gens au collet en leur disant : « Avez-vous des yeux ? Ne sont-elles pas charmantes ? Prenez l’une, prenez l’autre. Les grâces et les principes, rien ne leur manque ; c’est de la marchandise toute fraîche et de premier choix. » Elle était trop pressante, et sa façon de recommander sa marchandise en dégoûtait l’acheteur ; c’était un sauve-qui-peut. Emmi, qui est une sournoise, a fait elle-même ses petites affaires. Elle a filé le parfait amour avec le docteur Wrenzchen. On se rencontrait en tramway et peut-être aussi chez le confiseur du coin, car les confiseries de Berlin sont des endroits où l’on se rencontre. Le docteur a dit enfin : « Voulez-vous ? » Elle a répondu oui, et M. Buchholz a dit amen. On se promettait de faire une surprise à Mme Buchholz ; on comptait lui dire, le soir de Noël : « Mère adorée, le plus beau présent qu’on puisse t’offrir est un gendre ; le voici, et il est docteur. » Mais l’avisée Mme Buchholz n’est pas une femme à qui