Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de marier ses deux filles[1]. Il a de bons yeux ; descriptions et récits, tout est pris sur le fait et sur le vif. Mme Buchholz se plaindra peut-être que son portrait n’est pas flatté ; mais la ressemblance n’en est pas cruelle. Personne n’ignore à Berlin qu’elle joint à d’excellentes qualités et aux meilleures intentions une foule de petits travers qui, quelquefois, la rendent insupportable. Bonne ménagère, cuisinière expérimentée, elle a des principes, des vertus, et sa conduite fut toujours irréprochable. Si jamais elle a ressenti des curiosités dangereuses ou malsaines, elle s’est contentée de tourner autour du fruit défendu ; elle a regardé la pomme, elle n’y a pas touché. Elle sait ce qu’une petite bourgeoise se doit à elle-même et que la considération est un élément essentiel du bonheur. Mais, sévère pour Mme Buchholz, elle l’est encore plus pour ses amies et ses voisines, et c’est ainsi qu’elle se console de ses vertus. Bavarde, médisante, tracassière, sujette au péché d’envie, implacable pour les prétentions des autres, toujours prête à remettre les gens à leur place, malheur aux imprudens qui irritent cette guêpe ou inquiètent son nid ! En vraie Berlinoise, elle a une langue pointue, l’humeur rêche, le propos sec, le talent de la riposte et de l’épigramme. Jamais l’idée ni le mot ne lui manque, et, selon l’usage de son pays, elle donne du piquant à son éloquence en l’assaisonnant de quelques adjectifs français : scharmart, nett, pompös, indezent, miserabel, solid, fidel, tout étonnés d’avoir perdu à la fois leur orthographe et leur sens.

Deux défauts surtout la rendent vraiment redoutable. Elle a une confiance absolue dans l’infaillibilité de son jugement, elle se croit en possession de la souveraine sagesse. Il n’y a qu’une façon raisonnable de faire les choses : c’est la sienne, et elle prétend imposer à l’univers ses oracles, ses méthodes et ses recettes. A l’amour de l’autorité elle joint un penchant malheureux au pathétique. Attendrissemens ou colères, elle a le goût des scènes ; elle en fait pour des vétilles. Si l’on ne s’attendrissait, si l’on ne se fâchait, la vie ne serait « qu’un air de vieille guitare. » Ce qui l’irrite surtout, ce qui lui échauffe la bile et le sang, c’est qu’elle soupçonne son mari d’avoir des pensées de derrière la tête et de ne lui dire que la moitié de ses secrets. Lui cacher quoi que ce soit, c’est le crime irrémissible, le péché contre le Saint-Esprit, Elle se plaint aussi de la dissimulation de ses filles : » Quand les filles sont devenues grandes, dit-elle, et commencent à aimer autre chose que leur Seigneur Dieu et leurs parens, elles sont renfermées en elles-mêmes comme la montagne où est assis le prince enchanté. Pour savoir quel visage a le prince, pour connaître ses noms de baptême et de famille, les mères en sont réduites aux expédiens et doivent suivre la piste comme un juge d’instruction criminelle. »

  1. Die Familie Buchholz, aus dem Leben der Hauptstadt, von Julius Stinde. 31e Auflage. — Zweiter Theil, 28e Auflage. Berlin, 1885.