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dans leur poche. Elle résolut d’accompagner son mari pour le défendre contre les coquetteries des Italiennes et contre les sauvages rancunes des Italiens. En vain, son Carl, désireux de se dérober à son incommode surveillance, essaya-t-il de lui représenter qu’elle était un ange et que le devoir des anges est de rester paisiblement à Berlin, pendant que leurs maris voyagent en garçons. Elle avait son idée, et, quelle que soit son idée, elle n’en démord jamais ; elle voulait aller, elle alla. L’oncle Fritz, qui était de la partie, eut soin d’emporter de Berlin un jeu de cartes tout neuf, et de Milan jusqu’à Naples, en wagon, en voiture, à l’hôtel, la principale occupation des deux beaux-frères était de jouer à l’écarté, en buvant du cognac. Mme Buchholz seule observait, s’instruisait, admirait.

Elle s’était promis de profiter de cette occasion unique pour cultiver son esprit et son cœur berlinois, pour s’initier à la connaissance des chefs-d’œuvre et aux principes du grand art. Elle ne voulait pas être de ces gens « qui regardent une statue ou une madone avec l’air d’indifférence méprisante que peut avoir un carlin en contemplant un poêle qu’on a oublié de chauffer, wie dur Mops den kalten Ofen. » Elle arriva très vite à se convaincre que les tableaux des maîtres se divisent en deux genres, le molto bello et le molto interessante. Le genre molto bello comprend toutes les peintures assez bien conservées pour qu’on puisse à peu près deviner ce que le peintre a voulu dire ; quant aux vieilles fresques aux trois quarts effacées, où l’on ne distingue plus rien, tout ce qu’il est permis d’en penser, c’est qu’elles sont molto interessanti. Mme Buchholz consignait ses observations dans un journal que M. Julius Stinde a publié, et que nous nous refusons à tenir pour authentique[1]. Il n’était pas encore maître de son sujet, il n’avait pas suffisamment étudié Mme Buchholz. Il lui fait dire des platitudes, elle n’est jamais plate ; il lui prête d’assez lourdes plaisanteries, Mme Buchholz ne plaisante jamais. Qui peut le savoir mieux que nous ? Nous l’avons vue à Berlin en 1869. Nous doutons, quoique M. Stinde l’affirme, qu’elle se soit attendrie à Naples sur le sort de Conradin, méchamment mis à mort par Charles d’Anjou, et qu’elle ait juré de venger sur les Français le supplice du dernier des Hohenstaufen. Mme Buchholz s’occupe très peu des Hohenstaufen, et la politique comme l’histoire ne lui dit rien. Elle ne s’intéresse qu’à ses petites affaires, à ce qui bout dans sa marmite ; elle laisse les empereurs et les rois écumer la leur comme ils l’entendent.

La vraie Mme Buchholz, la seule authentique, est celle que M. Stinde nous représente dans sa rue Landsberger, dans la maison aux deux pilastres, s’occupant de gouverner son ménage, de surveiller son mari et

  1. Buchholzens in Italien, Reise-Abenteuer von Wilhelmine Buchholz, herausgegeben von Julius Stinde. 17e Auflage Berlin, 1885.