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Shakspeare et ses goûts. Il ne songe dès lors qu’à acquérir fortune et considération, pour pouvoir un jour, riche et honoré, retourner à Stratford, qu’il a si piteusement quitté. Souvent cet esprit de retour, cet amour du village natal reste au fond des âmes les plus aventureuses, traverse les vies les plus agitées.

Aussi Shakspeare fut économe. Son histoire privée est surtout celle de ses heureux placemens et de ses bonnes opérations. L’argent ne lui manqua pas. Southampton avait payé, dit-on, 1,000 livres sterling la dédicace d’Adonis et de Lucrèce. L’usage de l’aristocratie a souvent été d’encourager les lettres et d’aider les auteurs ; mais rarement ou trouve la preuve d’un don aussi magnifique. Il honore la noblesse anglaise et explique cet esprit aristocratique que l’on retrouve dans toutes les œuvres de Shakspeare et qui choque si fort, les critiques américains.

Dès lors aussi, les drames avaient une valeur marchande. Les libraires cherchaient à s’en assurer la propriété en les faisant enregistrer à la Stationer’s Company. En effet, les lois étaient si mal fixées sur la propriété littéraire, que les éditions de contrefaçon abondaient, et qu’un auteur n’avait nulle arme pour s’en défendre. Les directeurs de théâtre étaient d’ailleurs très peu enclins à laisser imprimer les pièces avant que le succès en fût usé ; car elles tombaient alors dans le domaine public, et la première troupe venue pouvait s’en emparer. Mais les pirates littéraires prenaient fréquemment les devans, et, sur des notes prises maladroitement à la représentation, publiaient, à grand bruit, le drame à la mode. Ils ne se gênaient même pas pour attribuer à l’auteur en renom telle ou telle production inférieure où il n’était pour rien. Cette mésaventure arriva plusieurs fois à Shakspeare. Ce sont des preuves de la vogue de ses pièces, et, par conséquent de sa gloire et de sa fortune croissantes.

À ce moment heureux de sa vie, une douleur cruelle le frappa ; son fils unique Hamnet mourut et fut enterre à Stratford, le 11 août 1596. Il est impossible de douter que Shakspeare fut frappé au cœur, et, pour une fois, on peut bien voir l’expression d’un sentiment personnel dans ces paroles touchantes, écrites vers le même moment : « On dit qu’au ciel nous verrons et nous connaîtrons nos amis. Si cela est vrai, je verrai encore mon petit enfant… Ma douleur remplit la chambre de mon enfant absent, dort dans son lit, va et vient avec moi ; elle prend ses jolis regards, redit ses paroles, me rappelle toutes ses grâces ; elle remet ses formes dans ses vêtemens vides. Aussi j’ai bien raison, d’aimer ma douleur[1]. »

Il semble, à partir de cette douloureuse année, que Shakspeare

  1. King John (publié en 1598).