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qu’on a voulu y découvrir paraissent de pure fantaisie, et on n’a pu établir aucun lien entre les sonnets. Ce sont de petits poèmes très soignés dans la forme, faits pour le seul plaisir de renfermer dans une forme rare et agréable une pensée gracieuse ou forte, amoureuse ou morale, descriptive ou lyrique. Il n’y a pas autre chose dans ces « sonnets sucrés, qui sont connus par les intimes amis de Shakspeare. » Mais ils plurent tant par la beauté du mètre et de l’invention que le poète fut comparé à Ovide : « L’âme douce et délicate d’Ovide revit dans Shakspeare à la langue de miel[1] ».

Cet homme à la langue de miel venait de fournir au théâtre et de disposer pour la scène un drame sombre et sanguinaire, dont il n’était pas sans doute l’auteur principal, Titus Andronicus. Presque en même temps il s’essayait dans la comédie, ayant tiré des Ménechmes de Plaute la Comédie des erreurs ; elle fut représentée à la Noël, pendant les fêtes, joyeusement célébrées par les étudians, dans la grande salle de Gray’s Inn, dont la belle voûte de bois est encore aujourd’hui debout. Cependant, l’auteur de plusieurs drames applaudis passait de troupe en troupe, recherché à cause de ses succès, et commençait à gagner quelque argent. Il appartint à la troupe de lord Strange, à celle du comte d’Essex, enfin à la troupe du lord Chamberlain, qui devint celle de lord Hunsdon.

C’est aux « serviteurs » de ce lord qu’il fournit l’occasion d’un triomphe inouï, et c’est avec eux qu’il parut vraiment ce qu’il était : le premier génie de l’Angleterre. Pendant l’été de 1596, le théâtre du Curtain donnait Romeo et Juliette. On dit que Shakspeare lui-même jouait le rôle de Mercutio ; il y mettait une fougue extrême, et disait plaisamment : « J’ai dû le tuer au troisième acte, sans quoi c’est lui qui m’aurait, tué. » Dryden, qui rapporte le propos, a pu connaître encore des spectateurs de ces incomparables représentations.

A partir de ce moment, la vie de Shakspeare est gloire et prospérité. Déjà, deux ans plus tôt, il est assez notable comédien pour être cité, parmi ceux qui ont joué, à Greenwich, devant la reine Elisabeth, à côté d’acteurs aussi renommés que Kemp et Burbage. On ajoute à son nom, dans les actes publics, le titre de gentleman, » qui ne se donnait pas à la légère. Vers cette époque, il commence à insister auprès du « collège des armes, » pour faire accorder à son père une coat-of-arms, c’est-à-dire une reconnaissance authentique des droits de sa famille à la noblesse. Il ne semble pas que cette demande ait été jamais admise ; mais la prétention même est un indice curieux qui nous renseigne sur les désirs de

  1. Francis Meres, Palladis Tamia. 1598.