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Shakspeare. Toujours fidèle à sa province, le poète, qui ne signa jamais son nom sans ajouter : of Stratford-upon-Avon, dut naturellement fréquenter à Londres ses compatriotes du Warwickshire. L’imprimeur Richard Field avait avec la famille Shakspeare des relations de voisinage et d’amitié. L’année même où Richard Field s’occupait à Londres d’imprimer le premier poème de William, John Shakspeare, à Stratford, se chargeait de l’inventaire après décès de John Field, père de l’imprimeur. Je pense bien que ce fut un service réciproque. Field n’était pas un imprimeur médiocre ; son édition des Métamorphoses d’Ovide est charmante, et il préparait déjà sans doute le Plutarque de North, où Shakspeare devait si abondamment puiser. Ayant imprimé le poème du jeune acteur, il lui trouva un bon éditeur, et Vénus et Adonis, que Shakespeare regardait comme « le premier fils de son invention, » était mis en vente chez le libraire Harrison, près de Saint-Paul, à l’enseigne du Lévrier blanc.

Le poème était dédié au comte de Southampton. Cette dédicace, où la familiarité se mêle au respect, nous montre Shakspeare en relations cordiales avec un jeune seigneur de vingt ans, chéri de la mode, riche, élégant, dissipé. Cette protection n’était pas à dédaigner, elle rapprochait Shakspeare de la cour, du monde poli et raffiner. L’année suivante, le jeune lord recevait la dédicace d’un second poème Turquin et Lucrèce. Il restera à sa gloire d’avoir encouragé les débuts de Shakspeare pauvre et ignoré. D’ailleurs les poèmes furent appréciés. Comme il arrive souvent, ce que les contemporains goûtèrent le plus est précisément ce qu’a le plus négligé la postérité. Ces deux poèmes, gracieux et d’un beau style, mais auxquels manque l’originalité, firent plus pour la gloire de Shakspeare et pour sa situation dans le monde que bien des drames admirables, écrire des drames était une partie de sa fonction au théâtre ; c’était un article de son traité, et, à un moment de sa vie, il s’était engagé à en écrire deux par an, bien différent en cela de ces artistes qui doivent toujours attendre les rares momens de l’inspiration. Ses drames lui assuraient l’estime de ses directeurs, et aussi une large popularité plébéienne. Mais ses poèmes le faisaient sortir de sa situation inférieure, et il prenait pied dans la société des honnêtes gens. Son succès y fut grand : lady Helen Branch le cite parmi « les plus grands poètes ; » il est loué par Drayton, par Willobie ; on l’appelle sweet Shakspeare, le doux Shakspeare !

Sans doute, dès cette époque il commença, pour le plaisir de ses élégans amis et pour son plaisir, à composer des sonnets. C’est bien en vain qu’on s’est efforcé à y voir de nos jours autre chose qu’un très ingénieux exercice littéraire. Les détails autobiographiques