Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étrangers dont les traductions avaient déjà paru. D’ailleurs, il ne faut rien exagérer : il était plus aisé d’acquérir une teinture de toute la science courante de l’époque que ce ne serait aujourd’hui ; tous les livres alors imprimés en Angleterre n’auraient pas formé une bien considérable bibliothèque. Je repousse donc absolument l’argument fondé sur l’ignorance probable de Shakspeare ; les dures années d’épreuve, passées à Londres dans des emplois modestes, furent le temps où le génie se forma et acquît les matériaux qu’il lui fallait. Et si l’on demande : Un obscur acteur a-t-il pu écrire des pièces qui contiennent en abrégé toute la science de son temps ? — Oui, répondrai-je, s’il avait du génie.

Je puis reprendre maintenant la vie de Shakspeare presque jour par jour. Étant parvenu à la période de production, je serai amené à prononcer le titre de quelques drames et à indiquer la date de leur première apparition publique. Il n’entre pas dans mon dessein de discuter la chronologie, ni la difficile question des sources. Par cette étude, on pourrait s’assurer que Shakspeare n’a peut-être jamais inventé aucun de ses drames. Si l’on aperçoit à travers tous la constante unité de son esprit, on reconnaît, dans chacun aussi, une part impersonnelle, le bagage ordinaire du théâtre de son temps. Les situations qu’il a faites immortelles étaient, le plus souvent, au répertoire avant lui. Le théâtre était un divertissement où peu de gens cherchaient une haute production littéraire ; il fallait donner au peuple les situations qui lui plaisaient, et, souvent même, celles que le succès avait déjà éprouvées. Aussi Shakspeare a mis la main aux pièces des autres et d’autres ont mis la main à ses pièces. Avant lui, il y avait déjà une tragédie de Hamlet, prince de Danemarck, où paraissait un fantôme. Cela va-t-il diminuer Shakspeare ? En rien. On sourira seulement en pensant aux petites querelles littéraires de nos jours et aux procès solennels qui se soulèvent pour établir la priorité d’une bien modeste invention dramatique et la propriété d’une mince intrigue. Le génie fait d’une histoire banale un drame palpitant. En ramassant toutes les histoires qui étaient venues de l’antiquité et des traditions populaires, par les ténèbres du moyen âge, en fournissant à son temps, à son peuple suivant ses désirs, ses besoins et ses goûts. Shakspeare a formé une œuvre nationale et vivante. Son drame est fait de la substance même de sa nation. Il doit à sa race autant qu’il lui apporte. De quelle veine du sol anglais est sorti chaque flot de son inspiration ? Quelle est, dans chaque œuvre, sa part et son rôle ? C’est un sujet tout autre que le mien et d’un profond intérêt pour l’histoire de l’esprit humain. Ce que j’ai dit suffira, car je cherche seulement à dégager la figure de Shakspeare et à montrer quel fut son caractère.