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Puis on partait pour ces longs voyages d’aventures, ces tournées de province où les troupes passaient une bonne partie de l’année. On courait de ville en ville, de bonheur en malheur, jouant où l’on pouvait, dans les granges, dans les salles des châteaux, dans les halles communales, souffrant le froid, la faim, poussant les chars à la roue et rapiéçant les costumes. Les acteurs n’étaient point, comme aujourd’hui, de grands personnages cités dans les gazettes pour leurs moindres actions. Leur existence était joyeuse, mais accidentée et misérable. Une troupe errante, fût-ce celle de Molière ou de Shakspeare, est toujours ce qu’on peut se figurer : une bande assez pauvre, à la merci de la mode locale, de la bonne ou de la mauvaise société, promenant les accidens divers de son éternel roman comique, un chariot de Thespis, où, depuis les siècles, on se barbouille toujours le nez pour faire rire, on se hausse toujours sur les cothurnes pour faire trembler. Mais le poète était là, se remplissant l’esprit de paysages, de figures et d’aventures, connaissant par le menu ce peuple anglais, dont il allait, pour les siècles, fixer la pensée.

Je demeure persuadé que, pendant ces sept années d’obscurité, Shakspeare ne se contenta pas de voir les hommes et d’observer les mœurs. Mais, par tous les moyens et à toute occasion, il dut acquérir toutes les connaissances qui lui manquaient, tout ce que son éducation insuffisante et tronquée lui laissait à apprendre. On appuie toujours sur ce point, qu’il n’avait point terminé ses études. Mais l’école n’est pas le seul lieu où l’on puisse apprendre, et c’est trop avoir la superstition scolaire que de conclure qu’un homme ignore tout parce qu’il n’a pas fini ses études. Il est à croire qu’un jeune homme intelligent. vivant pendant sept années dans une grande ville, dans une profession qui confinait à la littérature, put lire tous les livres qui avaient cours de son temps. Si j’ajoute que ce jeune homme avait du génie, c’est-à-dire au moins la perception rapide, la mémoire fidèle, l’imagination puissante, la faculté toujours en éveil de généraliser et d’associer les idées, — je ne m’étonnerai plus de trouver dans ses œuvres la preuve de connaissances variées et l’indice d’une vaste culture. Il paraîtra naturel que ce jeune homme ait lu des livres de droit quand les continuels procès de sa famille et de ses théâtres avaient dû exciter son attention, des livres de théologie quand l’Angleterre était pleine de disputes théologiques, des livres de médecine dans un temps qui goûtait les sciences naturelles. Je trouverai même facile à croire qu’il ait appris quelques notions de français et d’italien pour mieux connaître le mouvement littéraire de son siècle. Mais surtout je le vois dévorant les anciennes chroniques anglaises, tous les auteurs antiques qui purent tomber en ses mains, les recueils de nouvelles et de romans