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et renversait son siège. Au cinquième acte, Burbage sautait dans la tombe d’Ophélie, ce que peu d’acteurs, en Angleterre même, osent faire aujourd’hui. Le fossoyeur, avant de se mettre à l’ouvrage, réjouissait fort le public du parterre, par une facétie qui est encore de mode dans nos cirques forains. Il ôtait lentement une douzaine de vestes qu’il avait enfilées les unes par-dessus les autres. A chacune, c’était un éclat de rire. Ces précieux détails, qui nous sont parvenus sur la représentation d’Hamlet, peuvent donner quelque idée de ce qu’un public anglais du XVIe siècle goûtait dans le jeu des acteurs.

Ce public était tumultueux, passionné, impressionnable. Il se prenait vivement aux choses, il était saisi par les entrailles. On raconte comme un fait naturel qu’une femme, meurtrière de son mari se dénonça elle-même, en voyant un drame où le spectre d’un mari assassiné hantait les nuits d’une femme coupable. Hamlet contient, une péripétie semblable. Le peuple anglais était avide de drame, passionné pour le jeune art dramatique, né du génie national, au souffle de la Renaissance. L’acteur James Burbage avait deviné son temps, et, après son premier essai, de nombreux théâtres s’élevèrent. Un grand mouvement littéraire et mondain se produisit. Les théâtres furent le rendez-vous des jeunes seigneurs élégans : ils menaient ou suivaient la mode vers les choses du théâtre et des belles-lettres. Nous allons retrouver Shakspeare, toujours attaché au théâtre, mais lié avec cette jeunesse élégante et lettrée, lié aussi avec des libraires, dans les boutiques desquels il put assurément beaucoup apprendre. C’était le monde de la cour et le monde des lettres. Les relations nous permettent d’imaginer comment il passa son temps pendant les cinq années d’obscurité profonde. Il fit son métier d’acteur et n’y brilla pas d’un grand éclat ; il jouait des rôles secondaires, ce qu’on appellerait des utilités. Les Burbages le regardaient nous dit-on, comme « un homme méritant » (a deserving man). Il était bien ce Johannes factotum du théâtre que ses ennemis lui reprochaient d’être.

Cependant il pensait, il observait, il étudiait. Le spectacle de la vie humaine passait sans cesse devant ses yeux, dans ces salles de théâtre où défilaient la cour et la ville : c’était l’homme à la mode avec son langage fleuri d’euphuisme, l’homme de lettres barbouillé de latin, le bourgeois et le spadassin, le fermier des banlieues et l’ouvrier de la ville, le tire-laine et le ruffian, l’étudiant et l’homme de loi. C’était la vie enfin, toute la vie d’un peuple et d’un siècle, cette vie qu’il devait faire passer tout entière dans ses drames. Il était là, ses grands yeux bleus ouverts, l’oreille tendue, l’âme palpitante d’ambitions et de désirs.