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aspirant, dans des pipes de terre, la fumée de cette herbe de Tabago qui s’appelait en France herbe de la reine mère. Les représentations, d’ailleurs, n’étaient pas toujours d’un ordre bien relevé. Après les tragédies, les comédies, les moralités et les farces, les théâtres étaient loués pour toutes sortes d’exhibitions : on y dansait des ballots ; on y donnait aussi des assauts d’escrime et, pour attirer la foule, les bretteurs et les spadassins parcouraient la ville en procession, quelques heures avant le combat. On y montrait les grandes curiosités d’outre-mer, les montres et les animaux féroces. Le goût naturel de l’époque portait les esprits vers les contrées lointaines et les choses inconnues. Le peuple n’était pas seul à se plaire à ces spectacles variés ; les nobles et la cour y trouvaient aussi leur plaisir. Elisabeth, avant d’être reine, assistait un jour, avec la reine Marie, « au divertissement d’un combat d’ours, » et l’on rapporte que leurs altesses en furent « tout à fait contentes. » Elles aimaient les mêmes plaisirs que leur peuple.

Faut-il enfin ajouter aussi que les théâtres étaient, comme toujours, le facile rendez-vous des gens de plaisir ? « Dans les théâtres, à Londres, écrit Gosson, la mode des jeunes gens est d’aller d’abord au parterre et de promener leurs yeux autour des galeries ; puis ils volent et s’empressent, le plus près qu’ils peuvent, des plus jolies femmes ; ils leur offrent de petites pommes, jouent avec leurs vêtemens pour passer le temps, font la conversation et les mènent dans les tavernes à la sortie du théâtre. Celui-là se croît le meilleur compagnon qui se fait remarquer pour être le plus empressé auprès des femmes. » — En vérité, rien n’est nouveau sous le soleil.

Vus d’un mauvais œil par le lord-maire et les membres du Privy Conucil, les théâtres ne purent, de longtemps, s’établir dans la cité de Londres. Les plus fameux seront construits au sud de la Tamise, à Southwark, les plus anciens, au nord, dans le village de Shoreditch. Quand Shakspeare arriva à Londres, il n’y avait pas dix ans qu’un théâtre permanent existait ; jusque-là, à travers tout le moyen âge, les représentations se donnaient sur les tréteaux roulans que j’ai décrits, ou dans les halls des municipalités et des guilds. James Burbage, d’abord menuisier, puis acteur dans la troupe du comte de Leicester, loua, le 13 avril 1576, un terrain à Shoreditch, au lieu dit « la Liberté de Halliwell. » et y éleva le bâtiment de bois qui porta toujours, par excellence, ce nom : le Théâtre. Le lieu était marécageux et il y poussait des saules. On y voyait tourner, comme dans l’ancienne banlieue de Paris, les grandes ailes des moulins à vent. Shakspeare put y retrouver quelque souvenir de Stratford et du Warwickshire. Le paysage pourtant n’était