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qui « chevauche par les champs pour voir des comédies. » N’est-ce pas charmant ?

Les abords des théâtres, comme il arrive encore aujourd’hui, n’étaient pas très bien hantés. Un lord-maire nous les représente comme le rendez-vous des « vagabonds, gens sans aveu, filous, voleurs de chevaux, escrocs, farceurs et autres personnes désœuvrées et dangereuses. » Aussi le bourgeois ou le gentilhomme, qui venait « par les champs pour voir des comédies, » en ce temps où carrosses et chaises étaient peu connus, était-il anxieux de trouver à qui confier son cheval. On dit que Shakspeare eut quelque succès dans cette modeste profession, y acquit un certain renom et engagea plusieurs jeunes gens pour l’aider à satisfaire aux demandes. Quand un cavalier s’arrêtait au Théâtre, un enfant se présentait à la bride avec ces mots : « Je suis un des garçons de Shakspeare, monsieur. » Et plus tard, quand William eut passé la porte du théâtre et monté à de plus hauts emplois, les enfans qui tenaient les chevaux s’intitulaient encore « les garçons de Shakspeare » (Shakspeare’s boys). Il faut ajouter que James Burbage, le propriétaire du théâtre, homme de ressources variées, tenait une hôtellerie et aussi une écurie à Smithfield, où il louait des chevaux et en prenait en pension. Si Shakspeare vendit son cheval en arrivant à Londres, ce dut être dans Smithfield où se faisait tout le commerce des chevaux. On peut donc supposer qu’il entra ainsi d’abord en relations avec le théâtre et le propriétaire du théâtre, et que le premier pain qu’il gagna à Londres, le premier travail qu’il y trouva pour échapper à la faim ou à la mendicité lui vinrent du théâtre.

Toutes ces conjectures sont raisonnables et doivent être bien voisines de la vérité.

Cependant les choses n’allaient pas bien à Stratford. En 1587, John Shakspeare, n’avant pu payer ses dettes, était mis en prison. Il proposa alors à John Lambert, son principal créancier, un arrangement par lequel il lui cédait the Ashbies, la terre qu’il lui avait hypothéquée, moyennant quittance de sa dette, et 20 livres sterling. Il est certain que William prit part à cet arrangement, et il parait probable qu’il revint alors pour la première fois à Stratford, bien misérable lui-même et pour une misérable cause, afin de tirer son père de prison[1]. Lors de cette première visite à sa femme, à ses enfans, à sa ville natale, on sait qu’il était déjà lié à une troupe de comédiens et qu’il y remplissait un emploi très humble. William Castle, qui fut vicaire à Stratford vers le milieu du XVIIe siècle et

  1. L’arrangement n’eut pas de suite, sans doute par l’inexécution des conditions, John Lambert étant mort sur ces entrefaites. Les Shakspeare soutenaient encore à ce sujet, en 1589, un procès contre Edmond Lambert, fils de John.