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fit un brillant mariage, qui dut satisfaire le plus complètement du monde son amour-propre. Il épousa, en 1557. Mary, fille de feu Robert Arden, riche paysan propriétaire, et devint ainsi le maître de ces terres de Smitterfield et de Wilmecote, dont son père Richard avait été fermier. Mary lui apportait aussi une forte somme d’argent liquide, chose rare à l’époque et dans ces contrées rurales, et de plus une petite gentilhommière, un « fief absolu, » the Ashbies, avec soixante acres de terre. Du coup, la famille entrait dans la haute bourgeoisie, et presque dans la noblesse, à laquelle le nom militaire de Shake-speare (secoue-lance) et certaines traditions semblaient lui avoir donné des prétentions.

La fortune de John et son mariage le portèrent à ces fonctions municipales, si estimées et si enviées par tout le moyen âge. Il fut d’abord atelaster, officier chargé de la police des boissons : puis il entra dans la Corporation des bourgeois et fut, en 1558, élu un des quatre constables de la Court-lect. C’était une magistrature municipale importante, une sorte de justice de paix, avec des pouvoirs étendus. Il y fut réélu l’année suivante et, en même temps, comme affeeror, reçut mission de fixer le quantum des amendes aux cas où la loi l’omettait. Il occupait encore cette fonction délicate, lorsqu’il fut élu Chamberlain de la ville pour deux ans. A sa sortie de charge, en 1564, il rendit compte de son administration à la corporation. John était illettré ainsi que la plupart de ses concitoyens. Il signait d’une croix, au bas des actes, et le clerc de la ville notait en marge : Signum Johannis Shakspeare. Il n’en résulte pas qu’il s’acquittât plus mal de l’administration de la ville, ni qu’il rendît plus mal la justice sous l’orme, où l’on dit qu’elle se rendait.

Pendant ses années fortunées, John eut ses douleurs : il perdit en bas âge ses deux filles premières-nées. Mais une grande consolation lui fut envoyée. Il lui naquit un fils le 22 avril 1562, qu’il fit baptiser le 26 avril sous le nom de William Shakspeare. Elle existe encore, cette maison de Henley-Street où il a vu la lumière, cette voûte sombre d’église gothique, où ses vagissemens ont retenti lorsqu’il a goûté pour la première fuis l’amertume du sel de la sagesse.

La tradition, qui orne si volontiers de traits miraculeux l’enfance des grands hommes, garde ici le silence. Je ne m’en plains pas ; et j’aime à croire que cette enfance fut semblable à toutes les enfances, qu’elle eut ses joies et ses pleurs, ses jeux, ses maladies, sa beauté et son charme naïf. J’aime à croire que l’enfant parut le plus beau et le plus intelligent à sa mère, et peut-être à son père, qu’il grandit, comme une vigoureuse plante d’Angleterre, dans le limon natal de sa ville obscure. Mais il est bon de savoir quels objets rencontrèrent ce premier regard jeté sur le monde par un des plus