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est moins baconien que antishakspearien. Il tend surtout à prouver que Shakspeare n’est pas l’auteur des drames, des sonnets et des poèmes. M. Morgan a apporté au service de cette cause détestable une remarquable pénétration. Il s’est appliqué surtout à infirmer la valeur des témoignages contemporains et a été amené ainsi à étudier de très près une partie de la société littéraire anglaise, à la fin du XVIe siècle. Il fait bien apercevoir, par exemple, quel pauvre diable besogneux et sans scrupules dut être Ben-Jonson.

La théorie baconienne, pour fausse qu’elle soit, n’aura pas moins servi à appeler une attention minutieuse sur les œuvres de Shakspeare et sur plusieurs personnages et livres de son temps. Elle a excité l’activité de bien des esprits divers. Wyman, qui dressait, en 1882, la bibliographie de la discussion, relevait à cette époque 255 livres, brochures ou articles ; dans ce nombre, l’Amérique figurait pour 161 et l’Angleterre pour 69[1]. Mon intention n’est pas d’ajouter un 256e item à ce volumineux catalogue. Mais je ne pouvais passer sous silence une controverse qui a donné naissance à une si abondante littérature. J’ai donc exposé cette théorie en abrégé, mais avec une parfaite bonne foi et sans rien dissimuler d’important. On a prouvé, non sans réplique, mais d’une ingénieuse façon et avec quelque vraisemblance, que lord Bacon eût pu écrire les drames de Shakspeare, Ce qu’on n’a pas prouvé, c’est que Shakspeare lui-même ne les a pas écrits. Et pourtant, tout est là. La partie la plus importante de la discussion aurait dû être la destructive, comme disent les baconiens. Elle a été la plus négligée. On a rejeté d’avance tous les témoignages contemporains : de Greene, de Nash, de Meres, de Davis, de Carew et de tant d’autres, en déclarant, en bloc, comme Palmerston le faisait pour Ben Jonson, que tous ces gens-là étaient dupes ou complices. Mais, en passant même sur ces impossibilités, il nous faudra toujours revenir à une affirmation première, qui est celle-ci : William Shakspeare n’a pas pu posséder assez de science ni de culture littéraire pour écrire les drames qui sont venus jusqu’à nous sous son nom.

Ce que l’on sait aujourd’hui de la vie de Shakspeare suffit pour démentir cette affirmation. Une critique patiente et sagace a réussi à dégager la figure de Shakspeare, écartant les brouillards du temps et des légendes. Ou s’est attaché à connaître les moindres faits de sa vie, sa famille, sa demeure, son caractère. Résistant à la tentation dangereuse de deviner l’homme au travers de ses œuvres, ne se fiant qu’aux documens certains et authentiques, on a ressuscité

  1. M. H. Wyman, Bibliographiy of the Bacon-Shakkspeare Controversion. Cincinnatî, 1882.