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méritoires. Elle a contribué à la fondation d’une Société Baconienne, qui compte environ cent cinquante adhérens. La Société s’efforce de faire naître un mouvement d’opinion ; elle publie les tracts qu’écrit Mrs Pott et mène une propagande à l’anglaise. Elle a gagné quelques partisans dans la curieuse et chimérique Allemagne, ainsi que le prouve un article inséré en 1884 dans la Deutsche Allgemeine Zeitung.

Des observations ingénieuses, et une certaine coïncidence entre les faits et les dates des deux vies de Bacon et de Shakspeare, ont donné à la théorie une apparence sérieuse, où de bons esprits ont pu être trompés. On a remarqué notamment, chez Bacon, une inclination vers les choses du théâtre, qui ne paraît point naturelle en un philosophe et un jurisconsulte. Il avait du théâtre une haute opinion, qui n’était point celle de son siècle, le considérant comme « un moyen de développer l’esprit des hommes. » Il n’était pas d’ailleurs sans génie poétique, comme l’a observé Macaulay ; mais il en faisait surtout preuve dans ses ouvrages en prose, car, jusqu’à présent, on ne connaît de lui que de mauvais vers. Sa vie ne fut pas toujours aussi grave que le comportaient ses hautes fonctions, a vingt-huit ans, il fut nommé membre du parlement, et s’y trouva mêlé à la jeune noblesse dorée, aux Southampton, Essex, Rutland, Montgomery, avec lesquels il se lia d’amitié. C’était une compagnie galante et lettrée, curieuse du théâtre et le fréquentant. Bacon en mena la vie : il fit des sonnets et des dettes, dédia ses vers à la reine, et signa des billets chez les lombards et les juifs. Il tomba ainsi dans une piteuse situation, et, en 1592, l’année même où l’on représenta le premier drame historique de William Shakspeare, le futur chancelier d’Angleterre, « pauvre et malade, travaillait pour vivre. » Ce travail misérable et nécessaire était celui que Bacon appliquait aux pièces de théâtre ; il avait obtenu que l’obscur acteur Shakspeare lui prêtât son nom, moyennant quelque part dans les bénéfices. Telle est la conjecture.

En effet, ajoute-t-on, Bacon n’était point tout à fait étranger à la production dramatique et écrivit, à plusieurs reprises, pour des fêtes de Noël ou du carnaval, de ces sortes de pièces de circonstance, coupées de pantomimes, que l’on appelait Masques. M. Spedding, l’excellent biographe de Bacon, a retrouvé et publié les fragmens de ces masques. Après les avoir lus, on peut pourtant se demander pourquoi l’auteur qui a avoué ces médiocres productions, aurait nié Jutes César et Hamlet. Cependant le jeune seigneur passait une partie de son temps en des occupations inconnues. Sa mère, lady Ann, l’austère et guindée protestante, s’en alarmait. « Francis, écrit-elle, est continuellement souffrant par l’habitude qu’il a de se coucher à des heures indues et de rêvasser, nescio quid, aux heures où il devrait dormir. »