Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

philosophe et écrivain Francis Bacon est le véritable, le seul auteur des drames ; il les a fait paraître sous le nom d’un acteur pour éviter la défaveur qui s’attachait alors à la production des œuvres théâtrales.

Une demoiselle américaine, miss Delia Bacon, flattée sans doute d’apporter une nouvelle gloire à son illustre homonyme, lança l’hypothèse pour la première fois, en 1856, dans le Putnam’s Magazine, et l’appuya, l’année suivante, d’un gros volume. Miss Délia n’eut pas de bonheur. Elle se plaignait avec raison que des plagiaires peu scrupuleux lui eussent, dès l’origine, dérobé son idée sans la nommer. Il était injuste d’oublier l’auteur d’une pareille invention. Il faut dire pourtant que l’idée gagna à passer dans d’autres mains que les siennes, l’aile ne l’avait pas soutenue, à sa naissance, d’argumens bien sérieux. La pauvre demoiselle semble avoir été d’un esprit rêveur, enthousiaste et vague, plein de songes philosophiques et d’utopies. On apprend avec regret, mais sans surprise, qu’elle est morte dans une maison de santé. C’est le sort ici-bas de bien des inventeurs. Les héritiers de sa pensée, le juge Holmes aux Etats-Unis et William Smith en Angleterre, furent plus heureux.

Smith eut la bonne fortune d’attirer l’attention de lord Palmerston, qui, comme tous les grands politiques anglais, se piquait de littérature, l’eu de temps avant sa mort, en 1864, comme il recevait quelques amis, à la campagne, Palmerston les régala de la théorie baconienne, encore peu connue, et qu’il soutenait avec une parfaite conviction. Comme on lui opposait le témoignage positif de Ben Jonson et des acteurs, camarades de Shakspeare : « Bah ! — répondait-il, — ces gens-là sont toujours d’accord ensemble ; et puis, il est possible aussi que Jonson ait été trompé comme les autres ! » Enfin, comme peut-être les argumens lui manquaient, il sortit du salon, passa dans sa bibliothèque, revint en tenant le livre de Smith, et dit : « Tenez ! lisez cela, et vous vous rendrez à mon opinion. »

Vingt ans ont passé, et l’Angleterre ne s’est pas rendue à l’opinion du noble lord, La haute société intellectuelle a résisté. Les écrivains spéciaux, la Société Shakspearienne n’ont pas même daigné examiner le problème étrange que l’on venait jeter au travers de leurs études,

Ce n’est pas à dire que le paradoxe n’ait eu, même en Angleterre, de nombreux partisans. Par sa nouveauté, il a surtout séduit les femmes, et une femme est aujourd’hui son plus ferme soutien. Mrs Henry Pott, avec la ferveur que les Anglaises apportent souvent aux choses nationales et littéraires, a entrepris un véritable apostolat. La foi et le dévoûment dont elle fait preuve sont vraiment