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tâche. Elle estimait très haut le caractère énergique du nouveau souverain ; elle était sensible aux témoignages de confiance et aux marques de sympathie qu’il lui prodiguait. Longtemps elle avait caressé le désir et l’espoir de visiter l’Europe avec son mari. Kaméhaméha IV l’entretenait souvent du voyage qu’il y avait fait avec son frère. Née à Honolulu, n’ayant jamais quitté l’archipel, la reine Emma souhaitait ardemment voir l’Angleterre, patrie de son aïeul. Kaméhaméha V l’encourageait à donner suite à ce projet. La mort de son fils et de son mari avait éprouvé sa santé et rendait désirable un changement de climat et de milieu, La fortune personnelle de la reine ne lui permettait guère une aussi forte dépense ; le roi lui vint en aide, et, en mai 1865, elle acceptait l’invitation de la reine Victoria de se rendre à Windsor et s’embarquait à bord de la Clio, bâtiment de guerre anglais, que l’amirauté mettait à sa disposition.


III

Fort bien reçue aux États-Unis, elle n’y séjourna cependant que peu de temps et se rendit en Angleterre, où on lui fit un chaleureux accueil. L’aristocratie anglaise rivalisa d’attentions auprès de la petite-fille d’un matelot anglais abandonné sur une plage presque inconnue de l’Océan-Pacifique et qui n’avait certes jamais rêvé qu’un demi-siècle après sa mort son unique descendante serait traitée à Windsor, par la reine d’Angleterre, en souveraine et en amie. En France, l’empereur et l’impératrice l’accueillirent avec une sympathie marquée. Elle passa l’hiver en Italie et revint s’embarquer en Angleterre pour New-York et San-Francisco, où le gouvernement américain avait donné ordre à l’amiral Thatcher, commandant l’escadre du Pacifique, de ramener la reine à Honolulu.

Les impressions qu’elle rapportait de ce voyage n’étaient nullement celles que l’on aurait pu attendre d’une femme, jeune encore, intelligente et instruite, mais n’ayant jamais rien vu d’autre que l’archipel des Sandwich. Je m’attendais bien à ce que le climat de l’Angleterre, de la France et même de l’Italie lui paraîtrait sombre et triste après le radieux soleil et les merveilleux paysages des tropiques, mais je n’avais pas prévu que ce qui l’impressionnerait le plus serait l’aspect, et, pour elle, la révélation de la misère. Toujours préoccupée de questions religieuses et philanthropiques, elle avait beaucoup la sur ces sujets, mais jamais elle n’avait vu, rencontré des Êtres humains souffrans de la faim, du froid, aux prises avec les privations matérielles, et ce spectacle semblait avoir terni