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lumière, et Bedivir croit entendre, par-delà les limites de ce monde, une rumeur vague comme la voix lointaine d’une grande cité qui salue d’un seul cri le retour de son roi triomphant.

Ainsi disparaît, dans une sorte de mystérieuse apothéose, celui que la légende appelle « la fleur des rois. » L’époque chevaleresque a eu, comme toutes les autres, son idéal. Nous en trouvons les traits épars dans Alfred, dans Godelroy de Bouillon, dans saint Louis, dans saint Bernard, dans Gaston de Foix et dans Bayard : nul ne l’a pleinement réalisé dans l’histoire. C’est Arthur qui devait en être la personnification la plus haute, dans la littérature et dans l’art. Mais l’expression a manqué à l’âge gothique, — âge de bégaiement et d’enfance, — pour traduire ses rêves. Arthur est demeuré une ébauche, vingt fois reprise, jamais achevée. Tennyson a ramassé, au point où ils l’avaient laissée, l’œuvre des moines armoricains et des chroniqueurs gallois ; il a poli l’image fruste, lui a donné ce fini, cette élégance, cette splendeur artistique qui est la marque de notre temps ; il en a fait l’apogée imaginaire d’une civilisation qui n’a jamais vécu, et qui peut se résumer ainsi : le culte de la femme, la force au service du droit, la pensée s’élançant vers Dieu sur les ailes de la prière.

Puis, comme une toile de fond qui se love après les autres, dans le tableau final d’une féerie, et dont l’éblouissement suprême efface toutes les magnificences qui précèdent, derrière cette première allégorie, on en découvre une plus haute. Arthur n’est pas seulement l’idéal d’une société, c’est l’âme supérieure de l’humanité. Ses luttes sont les combats de l’esprit contre la chair. Battue en brèche de toutes parts, vaincue en apparence, lame triomphe enfin ; elle entre majestueusement et pour jamais dans le repos et dans la gloire. Ainsi comprises, les Idylles du roi seront pour l’élite ce que le Voyage du pèlerin a été pour les foules : l’évangile poétique du penseur et de l’artiste.


V

Redescendons de ces hauteurs. Le poète lui-même semble las de vivre avec des ombres surhumaines. Pour nourrir et retremper son talent, il rentre dans la vie réelle par ce qu’elle a de plus robuste et de plus sain : les paysans et les marins. Il les a observés, comme il faut les observer, en vivant au milieu d’eux. Il connaît toutes leurs façons de raisonner, de sentir, de conter ; il possède à fond leur grammaire incorrecte et hardie, leur langue, qui suit de plus près que la nôtre les contours du sentiment et de l’idée ; il descend jusqu’au patois, qu’il manie avec adresse. Ainsi, avec des élémens très simples, qui semblent au-dessous de la prose, il fait de