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qu’elle l’a aperçu. Les hommes du grand monde, qui ont vécu dans une atmosphère de passion élégante, ont une certaine manière mélancolique de regarder les jeunes filles, une certaine façon pénétrante de laisser tomber un compliment sans conséquence. Elaine est prise à cet attrait, n’étant, après tout, qu’une pensionnaire et une provinciale idéalisée par la poésie. Un moment elle s’abuse, parce que Lancelot, pour n’être pas reconnu, a porté ses couleurs dans le tournoi. Elle est enfin détrompée, et il ne lui reste plus qu’à exhaler sa vie dans un dernier chant.

Lancelot apporte à sa royale maîtresse le diamant inestimable, prix du tournoi. La reine le refuse et le pose froidement sur la table : « Ce diamant n’est pas pour moi, dit-elle ; il appartient à cette jeune fille sous les couleurs de laquelle vous avez combattu. » Puis, tout à coup, sous la reine offensée reparaît la femme jalouse. « Elle ne l’aura pas ! » crie-t-elle, et, en même temps, elle jette le diamant par la fenêtre ouverte. Au moment où il tombe dans la rivière, une barque y passe lentement, une barque tendue de noir, conduite par un vieillard muet, « semblable à ces rudes figures taillées dans le roc. » Sur les draperies sombres repose la vierge d’Astolat, vêtue de blanc et enveloppée de ses cheveux blonds. La mort l’a faite plus pâle, mais l’a laissée aussi belle. Dans la main droite elle tient un lis et dans la main gauche une lettre pour Lancelot. La morte vient dire adieu à celui qui s’est enfui sans prendre congé d’elle.

L’utopie chevaleresque touche à sa fin. Le paradis créé par Arthur se remplit de désordre ; les passions recommencent à ravager la terre, en même temps que les fauves sortent des bois. Pendant qu’Arthur est allé combattre les révoltés, Guinèvre et Lancelot ont résolu de se séparer. Mais ils ont voulu se voir une dernière fois. « La main dans la main, le regard rivé au regard, ils sont assis sur le bord de sa couche, bégayant, l’œil fixe : c’était leur dernière heure d’amour, leur adieu désespéré… » La trahison, sous les traits de Modred, épie cette suprême entrevue ; bientôt leur honte est publique. Quand Arthur revient, il est seul, et c’est la nuit. Aucune lumière n’éclaire la chambre nuptiale ; tout est silencieux, triste et mort. Le prince pousse du pied une ombre qui gémit, couchée sur le seuil : c’est Dagonet, le fou du roi. « Pourquoi pleures-tu ? — Je pleure, ô mon roi, parce que je ne te ferai plus jamais sourire ! »

Guinèvre s’est réfugiée dans un couvent, où nul ne la connaît. Elle pleure, elle essaie de prier, songeant tantôt aux vertus d’Arthur et tantôt aux caresses de Lancelot, tandis qu’autour d’elle les nonnes babillent et se signent au nom de la reine adultère. Mais le roi a su la découvrir, il paraît dans la cellule, et elle tombe