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six le nombre des tableaux de la pièce anglaise, qui est dix-neuf, si j’ai bien compté ; puisqu’il s’est permis de façonner une exposition plus régulière en introduisant plus tôt le frère de Viola et lui donnant d’abord plus d’importance ; puisqu’il s’est dispensé de mettre le pied dans tous les pas du géant ; puisqu’il a supprimé plusieurs de ses personnages et en a façonné un nouveau ; puisqu’il a simplifié son badinage et nettoyé son grotesque ; enfin, puisqu’il s’est « inspiré » de lui plutôt qu’il n’a traduit ou même adapté son ouvrage, — M. Dorchain aurait mieux agi pour ses intérêts s’il avait écrit franchement, après avoir médité Shakspeare, une comédie en un acte, en deux tableaux tout au plus, où il ne serait presque rien resté que de la partie sentimentale du Soir des rois. Tel quel, cet opuscule un peu longuet, premier essai dramatique de l’auteur, est un exercice honorable et, par endroits, délicieux : il faut maintenant qu’il soit suivi de quelque œuvre originale de M. Dorchain. Ce qu’il-a prouvé déjà d’habileté en accommodant de la façon que voilà un texte si difficile indique assez qu’il peut composer, pourvu qu’elle soit simple, une charpente de pièce ; au soin qu’il a pris de garder les caractères, à ce qu’il y a introduit, on juge que cette pièce ne sera pas vide ; par les vers que j’ai cités et par bien d’autres, qui permettent de pardonner une ou deux taches, on est assuré que le style en sera pur, élégamment sinueux et doucement sonore : il faut que ce petit ouvrage, comme son héroïne, puisse être comparé à « l’Avril, précurseur de l’Été. »

Conte d’avril est encadré dans de frais décors et joué avec bonne humeur, d’un air vif et gracieux, par une demi-douzaine d’artistes. Et pourtant, même à ce propos, je pourrais poser la question qui se posera nécessairement à propos du Songe d’une nuit d’été : la comédie shakspearienne, au moins celle d’une certaine sorte, gagne-t-elle à être représentée devant nous, spectateurs moins naïfs que les premiers, et qui voyons l’acteur tel qu’il est, non tel que le poète veut qu’on l’imagine ? Ici, du moins, il ne s’agit que de fantaisie et non de fantastique. D’ailleurs Malvolio n’est pas un être tellement céleste qu’il ne puisse être figuré par un homme : il l’est, en effet, et parfaitement, par M. Kéraval. De même Quinapalus est réalisé heureusement par M. Dumény, et Jacinta par Mlle Rachel. Mais admettons, pour être justes, que Mlle Antonia Laurent prête à Olivia le charme hautain et la passion qu’il lui faut : n’est-elle pas toutefois un peu trop raisonnable et posée ? M. Pierre Berton module avec beaucoup d’art les mélodies parlées du rôle d’Orsino : toute sa personne, pourtant, est-elle, comme on le voudrait, presque aérienne? Mlle Baréty a de la flamme et de la diction ; mais sa voix de contralto et sa forte beauté conviennent-elles à cette Viola dont il est dit que, « sa petite flûte de voix est bien l’organe d’une jeune fille, » et que, travestie, elle paraît « quelque chose entre le bambin et l’homme ? On jurerait presque, s’écrie Malvolio,