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de M. Dorchain, peut prendre aux vicissitudes du voyage. Mais toutes les rives qu’ils visitent ensemble ne sont pas décorées de la même sorte : où le sentiment fleurit on fait volontiers escale; où pousse le comique, voire le grotesque, ce grotesque de Shakspeare qui, même cultivé, même acclimaté à la moderne et à la française, garde encore des couleurs trop crues et des odeurs trop grossières pour nous, il semble là que le temps dure davantage et l’agrément de la promenade languit. M. Dorchain n’a conservé ni messire Tobie ni messire André; il les a remplacés par un seul personnage, capitan biberon et poltron, qu’il a baptisé Quinapalus, d’un nom inventé ou cité jadis par le bouffon d’Orsino. De même que, dans la partie amoureuse de l’ouvrage, il a éteint prudemment nombre de concetti, dans la partie grotesque il a supprimé les trivialités ; de tous les divertissemens où les deux ivrognes de Shakspeare se complaisent, il n’a relevé que la farce qu’ils jouent à l’intendant Malvolio avec l’aide de Maria, la moqueuse fille de chambre, à présent appelée Jacinta. C’est encore trop : après l’exposition, aisée et pimpante, après le demi-aveu de Viola au duc, après la déclaration d’Olivia, ce quatrième tableau nous surprend comme un intermède, et comme un intermède si enfantin que nous nous demandons s’il est excusable de nous surprendre. Enfin, les méprises plaisantes et non plus sentimentales qui se succèdent à partir du retour d’Andrès (Antonio dans la Douzième Nuit), tout ce comique de quiproquos, épuisé aujourd’hui par trop d’imitations des Ménechmes, nous laisse indifférens; plus ce qui précède nous était agréable, et plus nous regrettons que le poète s’égare vers un autre genre.

Ici je m’arrête, car bientôt, sur cette pente, ce n’est plus M. Dorchain que je heurterais, mais Shakspeare, et nous aurons de meilleures rencontres. Le directeur de l’Odéon se propose de jouer avant longtemps le Songe d’une nuit d’été; il sera opportun alors de revenir par une autre voie à cet examen que j’ai tenté déjà, lorsqu’on a repris Macbeth, du système de composition dramatique de Shakspeare et de son plus ou moins de convenance à notre goût moderne et français. Pour aujourd’hui, disons seulement que six tableaux, même n’étant que des aquarelles et les plus légèrement peintes et les plus joliment du monde, sont pourtant six tableaux; que l’inconvénient de leur nombre est aggravé par les exigences nouvelles de notre mise en scène et par ses inévitables lenteurs ; et de même l’inconvénient de leur diversité : nous consentons plus difficilement à passer d’un genre à son contraire, lorsque nous avons pris la peine, pour nous établir dans le premier, de considérer un décor complet ou plusieurs et d’attendre qu’on en change ; ayant mis au jeu davantage, nous n’aimons guère qu’on le quitte subitement pour un autre, alors que la partie est avancée. Ainsi M. Dorchain, puisqu’il a tant fait que de réduire à