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là par le génie. Nous suivons leurs aventures avec une sympathie souriante et qui, n’étant qu’à demi crédule, n’est jamais inquiète ; nous n’en pouvons ressentir ni effroi ni scandale. Patiente, par les mêmes raisons, doit être cette sympathie : elle n’attend pas ni ne presse la fin d’une action dont l’issue heureuse ou malheureuse lui importe ; elle ne contraint pas une intrigue à passer par ce chemin-ci et non par celui-là. Elle escorte bénévolement les figurines animées par l’auteur où il lui plaît de les conduire, elle s’arrête où il les retient : contente s’il leur inspire de jolies phrases, elle ne se soucie ni d’abréger leurs entretiens, ni de réclamer autre chose. Les héros de cette sorte de comédie et les spectateurs qui les suivent sont justement comme le bouffon d’Orsino souhaiterait que fût son maître : « Je voudrais qu’on embarquât sur mer les hommes d’une semblable constance, afin que leurs affaires fussent partout et leur but nulle part; car l’absence d’intention, c’est là ce qui fait toujours un bon voyage de rien. » — C’est là, du moins, ce qui permet de s’attarder en route et de jouir d’un hors-d’œuvre tel que ces vers, accompagnés discrètement derrière des bosquets de lilas par une exquise aubade de M. Widor :


Les yeux battus, fermés au matin qui pâlit,
La belle Olivia repose en son grand lit,
Sur un épais duvet, sous des courtines blanches
Où sa main a brodé des oiseaux et des branches,
Et, rêvant de l’aubade en son demi-sommeil,
Croit entendre des voix lui chanter le réveil...

« Vous réveillez-vous, la belle oublieuse !
Belle nonchalante, ouvrez vos yeux doux!
N’entendez-vous pas la chanson joyeuse
Que dans l’aubépin, le frêne et l’yeuse,
Nous vous chantons tous?.. »

Elle écoute... Un souris léger plisse sa bouche...
Par un trou du volet sur le bord de la couche
Un furtif rayon d’or vient baiser son bras blanc
Ses yeux sont toujours clos... Voici que cependant
Glisse sous sa paupière une lueur d’aurore...
Allez, musiciens! Plus haut! plus haut encore!..
Non ce ne serait plus aussi bien, calmez-vous,
Plus bas! plus bas!.. Le chant déjà discret et doux
S’apaise encor... Ce n’est qu’un murmure d’abeille...
Il s’éloigne,.. il s’éteint... Et ma beauté s’éveille!
«Quoi ! je n’entends plus rien ! dit-elle ;. ai-je rêvé?
Car j’ai dormi longtemps!.. le soleil est levé!.. »


La meilleure manière de louer un poète, — à moins que ce ne soit un moyen de le condamner sans jugement, — c’est de le citer : après cet exemple, on sait quel plaisir le spectateur a embarqué » à la suite