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plus de délicatesse. On pouvait se fier, il est vrai, à l’auteur de la Jeunesse pensive du soin de traiter chastement son sujet. Toutefois le proverbe a beau témoigner que « pour les purs, tout est pur, » il y fallait une singulière habileté ; il paraissait presque impossible de ne pas tremper un tantinet, à gauche ou à droite, dans l’odieux ou dans le ridicule : M. Dorchain, tout le long de l’ouvrage, a réussi à n’effleurer ni l’un ni l’autre. Vers la fin, sa Viola, aussitôt reconnue pour ce qu’elle est, a honte du costume qu’elle porte et, par un joli mouvement, comme si elle se sentait nue, s’enveloppe dans le manteau de son frère. « Cache-moi, dit-elle... Oh ! surtout devant lui !.. » Et devant le duc, en effet, elle ne reparaît qu’avec ses vêtemens de femme : n’est-ce pas une décente et gracieuse nouveauté ?

Aussi bien le singulier mérite de M. Dorchain, c’est que, tout en déduisant la psychologie de ses personnages, il s’est gardé de les ramener dans l’atmosphère du monde réel et qu’il les a laissés dans cette vapeur lumineuse où l’imagination de Shakspeare les avait suspendus. Cette Illyrie, plutôt que sur le bord de l’Adriatique, est située au cœur même de l’empire de la Fantaisie, et je ne serais pas surpris que la principale promenade, aux environs de la capitale d’Orsino, fût la prétendue forêt des Ardennes. Je ne m’étonnerais pas non plus qu’on y trouvât la grotte où Bélarius découvre Imogène : « Arrêtez ! n’entrez pas ! N’était que cet être mange nos victuailles, je croirais qu’il y a ici une fée. — Qu’est-ce, seigneur? — Un ange! par Jupiter! ou sinon, une merveille terrestre! Contemplez la nature divine sous la forme et à l’âge d’un jeune garçon ! » Ange ou fée, Imogène, dans son travestissement, n’a guère de sexe ; elle n’est que la beauté sous une espèce visible, à qui l’amour, d’une voix mâle ou féminine, indifféremment, peut rendre hommage. Aussi l’un de ses frères peut la saluer de la sorte : « Si vous étiez femme, jeune homme, je vous ferais une cour pressante rien que pour être votre valet : en bonne honnêteté, je vous le dis comme je le ferais. » Oui, certes, en bonne honnêteté ! De même, son autre frère peut l’appeler « l’oiseau que nous aimions tant... » Viola, elle aussi, entre Orsino et Olivia, est un oiseau privé plutôt qu’une jeune fille habillée en garçon. Elle aussi, on peut douter presque si elle est une fée ou un ange ; et, plutôt que de choisir, il siérait de l’appeler un « être » merveilleux. Mais, de grâce, Orsino est-il beaucoup plus naturel? Même Olivia et Silvio sont-ils attachés beaucoup plus lourdement à la terre? Point! Ils appartiennent tous, bien que chacun ait son caractère, à cette classe de créatures qui sont comme des bulles soufflées par le caprice du poète ; créatures de peu de consistance et qui n’exigent pas que nous croyions à la réalité de leur personne.

Leur charme, au contraire, c’est qu’elles existent plutôt comme des formes gracieuses, où luit une goutte de sentiment ou de pensée enfermée