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de la mascarade et parce que, le soir de l’Epiphanie, qui est le douzième après Noël, le gouvernement de la maison est tiré au sort et les rôles y sont souvent renversés ; parce qu’elle est un divertissement et que ce jour là est jour de réjouissance ; ou parce qu’elle est capricieuse d’esprit et d’allure aussi bien que sa voisine, Comme il vous plaira, — fallait-il que cette comédie fût désignée par un de ces noms énigmatiques ? Toujours est-ce bien un conte d’avril et de Shakspeare en son avril, ou du moins en son printemps ; il paraît, d’ailleurs, que c’en est le dernier rejeton.

Le maître a trente-cinq ans à peine ; il n’a pas déchaîné encore ses grands monstres, lamentables et terribles exemplaires de l’humanité : Hamlet, Othello, Macbeth (il a lancé seulement Richard III) ; à plus forte raison est-il loin du symbolisme final de la Tempête : plutôt qu’effrayant dramaturge et rare philosophe, il est poète sur la scène, étant amoureux et folâtre. S’il est déjà une force de la nature, c’est de la nature printanière ; il a l’esprit bouillonnant de verve et l’âme tendrement galante. Il s’est diverti aux quiproquos de la Comédie des méprises ; il a glissé dans les Deux Gentilshommes de Vérone, à défaut de la sève passionnée qui éclate dans Vénus et Adonis et dans quelques Sonnets, un doux filet de sentiment ; il a mis un peu de son cœur dans le Marchand de Venise, il aurait versé tout le reste, si ce cœur n’était inépuisable, dans Roméo et Juliette ; il a songé le Songe d’une nuit d’été, où l’on doute si son imagination est plus enjouée ou plus émue ; il a rêvé cet autre rêve, — d’un dormeur éveillé sans doute, puisqu’il n’aperçoit plus si facilement des génies et des fées, — Comme il vous plaira. C’est à ce moment qu’il détache des broussailles de la farce italienne, et peut-être de la souche première, appartenant au conteur Bandello, un rameau de peu d’apparence. Mais voici qu’entre ses mains ce rameau fleurit et verdit : des corolles parfumées y éclosent, les jets d’une frondaison bizarre y foisonnent. Ce n’était que le chétif support d’un imbroglio à renouveler des Ménechmes, comme la Comédie des méprises ; seulement ici les jumeaux seraient de sexes différens. — Une sœur et un frère se ressemblent au point qu’on les confonde ; la sœur, cachée sous l’habit masculin, aime secrètement un homme qui aime une autre femme ; cette femme précisément aime le frère ; après les marches en avant et en arrière, les chasses-croisés et les passes qu’on devine, chacun, dans ce quadrille, prend sa juste place, et rangés deux à deux selon la loi naturelle et la loi sociale, les amoureux sont unis. — Il n’y avait là rien de précieux. Mais ces amoureux, Shakspeare leur prête un peu de sa poésie mélancolique et tendre, comme à Protée, le gentilhomme de Vérone, et à sa maîtresse Julia, comme à Rosalinde et à Orlando : et voilà les fleurs ! Autour de ces amoureux, à travers cette version sentimentale des Ménéchmes, il anime et agite une paire d’ivrognes, un sot de mine puritaine, une