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au docteur. Le chaste Tennyson a osé nous montrer Viviane, en robe collante de satin blanc, assise sur les genoux de Merlin, et plongeant ses bras roses dans la barbe neigeuse de l’enchanteur. Cette fois, Faust a gardé ses quatre-vingts ans, et Méphisto est entré dans le corps de Marguerite. Tantôt Viviane est une femme du monde buvant les paroles d’un professeur célèbre, tantôt une fille entretenue caressant « son vieux. » Ne croyez pas que Merlin cède à un vulgaire accès de sensualité. Viviane est son élève, son sujet, son monstre favori. Il la connaît si bien ! Il se croit si sûr de la dominer ! Il éprouve pour elle des alternatives de dégoût et de complaisance ; et c’est au moment où il vient de déchiffrer sa perversité qu’il devient sa victime. Elle obtient de lui, sans les comprendre, les paroles magiques, et le premier usage qu’elle fait de cette puissance est de transformer en une léthargie éternelle le sommeil dans lequel est tombé le vieillard, après son ivresse passagère. Légère, triomphante, elle s’échappe en murmurant : « L’imbécile ! » Et l’écho du bois répète, après elle : « Imbécile ! » Lorsque l’homme a vaincu la femme, il l’oublie ; lorsque la femme a vaincu l’homme, elle le méprise.

Une douleur bien plus amère pour Arthur est la chute de Guinèvre et de Lancelot. Cette vieille histoire, qui a passé par tant de mains, d’Eschyle à Dumas fils, a rarement été traitée avec plus de vigueur et de franchise par un Anglais. À nos yeux, l’excuse de Guinèvre, c’est qu’elle a donné son cœur à Lancelot avant de donner sa main à Arthur. Mais elle ne cherche pas un instant à se justifier ; elle a le courage de l’adultère. Lorsque Lancelot, dans un de ces élans de repentir un peu niais auxquels certains hommes se laissent aller dans les entr’actes de la faute, lui rappelle les vertus de son mari, avec quelle ironie elle répond : « Arthur ! cet enfant vertueux, sans force pour dominer une femme ! .. Arthur, cette perfection vivante, ce roi sans défauts, ce soleil sans tache ! Mais est-ce qu’on peut regarder le soleil ? N’est-ce pas avoir tous les défauts que n’en avoir aucun ? Celui qui m’aime doit avoir en lui quelque élément terrestre… C’est à toi que j’appartiens, non à lui. » Elle veut que Lancelot gagne encore une fois le prix du tournoi. « Par ce baiser, dit-elle, tu vaincras ! »

À ce moment, la destinée place sur le chemin de Lancelot cet amour vierge, sans lequel, suivant Arthur, il n’est point de vraie joie ni de réelle grandeur. C’est Élaine, si blanche et si pure qu’on l’a surnommée le Lys d’Astolat. « Le baiser d’un de ses frères suffit à colorer ses joues pâles. » Lancelot a « deux fois son âge et plus ; » une large cicatrice sillonne sa joue bronzée, et son visage, prématurément vieilli, porte la trace « de ce grand et coupable amour qu’il porte à la reine. » N’importe ! Elle l’aime, et pour jamais, dès