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goût instinctif des races, je ne puis partager l’enthousiasme des statisticiens.

Vukovar est une honnête petite ville, dont les maisons propres et bien tenues se prolongent en une longue et large rue, sur une colline dominant le Danube. Je n’y découvre pas un monument ancien ; les Turcs ont tout brûlé ; mais j’y trouve une auberge où l’on mange du sterlet délicieux, arrosé de villaner, dans un jardin rempli de roses et sur des tables qu’ombragent des acacias en fleurs. J’ai vue sur le fleuve immense, dont les eaux ne sont pas bleues, comme le prétend la fameuse valse die blaue Donau, mais bien jaunes et limoneuses, comme j’ai pu le constater en m’y plongeant. En Autriche et dans tous les pays voisins, on a pour arranger les endroits où l’on sert à boire ou à manger un art admirable, qu’on devrait bien imiter dans notre Occident. L’été, les tables sont toujours placées sous des arbres, et de façon à vous ménager quelque joli point de vue, si c’est possible. Le soir, on vient y jouir de la fraîcheur, en écoutant une musique, souvent bonne et presque toujours originale; même dans les hôtels des grandes villes. comme à Pesth, on forme dans les cours, au moyen de lauriers roses ou d’orangers en caisse, des bosquets où l’on peut dîner et souper en plein air. Menu détail peut-être, mais le train ordinaire de la vie n’est-il pas composé soit de petits ennuis, soit de petites jouissances?

A Vukovar, je monte sur un steamer à deux ponts, type américain ; descendant le Danube, il me conduira en sept heures à Belgrade. C’est la plus charmante façon de voyager. Le pays se déroule à vos yeux, comme une série de dissolving views; en même temps, on peut lire ou causer. J’entre en relation avec un étudiant originaire de Laybach. Il va visiter la Bulgarie pour apprendre à connaître des frères éloignés. Il m’entretient du mouvement national dans sa patrie. « A côté, me dit-il, des revendications des Croates, amères, ardentes, violentes même, le mouvement national parmi mes compatriotes, les Slovènes, est plus calme, moins bruyant, mais il n’en est pas moins décidé ; et il a acquis une force que les Allemands ne parviendront plus à comprimer. Les Slovènes, le rameau slave le plus anciennement établi en Europe, occupaient tout ce vaste territoire qui comprend la Styrie, la Croatie et toute la péninsule balkanique, sauf ce qui était habité par les Grecs. Plus tard sont venus se mêler à eux, d’abord les Croato-Serbes, puis des Touraniens, les Bulgares, que le mélange des races a slavisés. Dans les premiers siècles du moyen âge, les barons allemands conquirent et se partagèrent notre pays ; des colonies allemandes y pénétrèrent, et ainsi, les trois quarts de la Styrie ne sont plus aux