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donner la prépondérance. La solution d’ailleurs est tout indiquée; Deak en a donné la formule : Gleichberechtigung, droit égal pour toutes les nationalités, autonomie pour chaque pays, comme en Suisse, en Norvège et en Finlande. Ce régime, qui peut invoquer à la fois l’histoire et l’équité, est d’autant plus facile à appliquer à la Croatie qu’elle forme un état nettement délimité, qui a ses annales et ses titres anciens, et qui n’est pas, comme la Transylvanie, habité par plusieurs races irrégulièrement entremêlées. Le respect du droit et de la liberté est, en toutes circonstances, la meilleure politique.

— De Brod à Vukovar, le chemin de fer traverse l’étroite et longue presqu’île qui sépare la Save du Danube. Le pays qu’on aperçoit des deux côtés de la voie est plat, à moitié noyé et très vert. Ce sont d’abord de grands pâturages entremêlés de petits massifs de chênes, puis des champs cultivés dont la terre est excellente, car le blé est dru et haut. Les villages et les habitations sont rares. La population peut s’accroître ici sans que Malthus s’alarme. La route que parcourt l’omnibus qui de la gare me mène à Vukovar est charmante. Elle est ombragée de grands tilleuls et bordée par d’anciens bras du Danube, où les canards s’ébattent joyeux parmi les nénuphars en fleurs. C’est dimanche. Les paysans, en costume de fête, se rendent à la messe et à la foire qui la suit. Presque tous arrivent sur de petits chariots tout en bois, très légers, qu’entraînent au grand trot deux chevaux hongrois, fins et de sang arabe. C’est un avantage réel pour la population rurale d’avoir ainsi un attelage qui lui permet de faire au loin des promenades et des courses, vraie joie et plaisir sain pour les jours de fête. Le labourage et les gros transports se font uniquement au moyen des bœufs.

Il est curieux d’observer ici comme les modes de l’Occident viennent transformer et gâter le costume national. Beaucoup d’hommes ont encore le large pantalon blanc, retenu par l’énorme ceinture de cuir, la toque en feutre et l’attila soutaché. Mais peu de femmes ont conservé la belle chemise brodée des statues grecques. La plupart portent maintenant des robes à gros plis, bouffant autour de la taille, et de couleurs criardes, vert, bleu, rouge, et sur le corsage un mouchoir de laine aux bouquets de nuances si heurtées qu’elles crèvent les yeux. Manifestement « la civilisation » tue le sentiment esthétique traditionnel, et c’est dommage. Ce n’est pas tout de doubler le nombre de nos porcs gras et de nos chevaux-vapeur : Non de solo pane vivit homo. A quoi bon être bien nourri, si ce n’est pour jouir des beautés que peuvent nous offrir la nature, l’art, le costume? Quand l’industrie couvre les campagnes de ses scories, ternit de ses fumées le bleu du ciel, empeste l’eau des rivières et détruit les costumes adaptés aux nécessités du climat et élaborés par le