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morts. Quelle place occupait au XVIIIe siècle la langue allemande, quand Frédéric II se vantait de l’ignorer et se piquait d’écrire le français aussi bien que Voltaire? C’était toujours, sans doute, la langue de Luther, mais ce n’était celle ni des classes supérieures, qui préféraient le français, ni de la science, qui se servait du latin. Il y a quarante ans, le magyar était l’idiome méprisé des pâtres de la Puzta. La langue de la haute société et de l’administration était l’allemand, celle de la diète et des écoles supérieures le latin. Le magyar est aujourd’hui la langue du parlement, de la presse, du théâtre, de la science, des académies, de la poésie et du roman. Mêmes conquêtes du dialecte national en Croatie, en Bohême, en Galicie, en Roumanie, en Serbie, en Bulgarie. Partout le réveil littéraire précède les revendications politiques. Dans un gouvernement parlementaire, le parti national finit par triompher, parce que les autres partis ont tour à tour besoin de lui, et alors c’est à qui lui fera le plus de concessions et de faveurs pour obtenir l’appoint de ses votes. C’est ainsi qu’on voit en ce moment les Irlandais, au parlement anglais, obtenir, tantôt des whigs, tantôt des tories plus qu’ils ne pouvaient espérer. Il en sera de même partout en Autriche-Hongrie.

En quittant Brod, je me trouve seul, dans le wagon qui me conduit aux bords du Danube, avec un propriétaire croate, patriote ardent qui appartient à la gauche extrême. Il m’expose les griefs de son pays contre le gouvernement hongrois avec tant de véhémence, qu’elle me met en garde contre ses exagérations : « La Croatie, me dit-il, n’est pas une province hongroise. C’est un royaume indépendant, qui a librement, en 1102, choisi pour souverain Koloman, roi de Hongrie; au XVIe siècle, dans la diète de Cettigne, elle a acclamé la dynastie des Habsbourg; sous Charles VI, sa diète a accepté le nouvel ordre de succession soumis à l’empereur François-Joseph, mais non à la Hongrie. Pendant trois siècle, ce sont les Croates qui ont défendu la Hongrie et la chrétienté contre les Turcs. Dieu seul peut faire le compte de tout le sang que nous avons versé, de toutes les misères, de toutes les souffrances que nous avons subies. Aussi sommes-nous toujours restés pauvres ; on devrait donc nous ménager, et on nous accable. Depuis quinze ans, de 1868 à 1882, nous avons versé au trésor 115 millions de florins, dont 43 millions au plus ont été employés dans l’intérêt de notre pays ; le reste a été dévoré à Pesth. Les Magyars sont de brillans orateurs et de vaillans soldats, mais de mauvais économes et de grands dépensiers. Ils hypothèquent leurs biens, puis ils sont obligés de les vendre aux juifs. De même, ils ont chargé la Transleithanie d’une dette de plus d’un milliard de florins en moins