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société. Père de famille et poète d’état, Tennyson la scelle dans sa tombe en cousant à Manfred un épilogue digne de la Morale en action.

Les dix années de 1832 à 1842 avaient été des années de recueillement et d’oubli ; les dix années qui suivent sont, au contraire, des années d’activité et de gloire. La suprématie poétique de Tennyson est acceptée sans conteste par les Anglais et les Américains. Une grossière parodie, les Ballades du bon Gauthier, ajoute à sa popularité. Dans le Nouveau Timon, Bulwer appelle « miss Tennyson, » l’auteur de Locksley Hall. Miss Tennyson riposte, dans le Punch, par un vigoureux morceau, où il est question de « certain lion auquel on met des papillotes tous les soirs, » et le lion à crinière frisée s’enfuit dans son antre. Le vieux Wordsworth vient à Londres en 1845 et s’incline devant » le plus grand des poètes anglais vivans. » C’était couronner à l’avance son successeur. À sa mort, en 1850, l’acclamation publique ratifie l’acte du gouvernement qui transfère à Tennyson le laurier et la pension. Cette même année voit le mariage de Tennyson avec miss Emily Sellwood : et son installation dans le domaine de Farringford, qu’il venait d’acheter.

Farringford[1] est situé à l’extrémité occidentale de l’île de Wight, près de ces fameux rochers des Aiguilles, dont le phare garde l’entrée du Soient. Une maison en pierres grises, gaie d’aspect ; des pelouses au gazon dru, toutes blanches de pâquerettes à la fin d’avril ; à droite et à gauche, des bouquets de pins, qui brisent la rage des grands vents d’hiver ; derrière la maison, un bois, et, plus haut, la falaise de craie ; Un chemin étroit, rapide, vertigineux, qui suit docilement les dentelures du cliff, conduit au sommet. Autour de la pointe, tournoient les grands oiseaux qui, les ailes étendues, dorment dans la tempête. D’un côté, l’œil se repose sur les masses lointaines et sombres de la Forêt-Neuve, — vieille aujourd’hui de huit siècles ; de l’autre côté, la mer blanchissante ronge un écueil. De temps à autre, passe à l’horizon un navire de guerre venant de Spithead ; il traverse lentement les zones alternatives de lumière et d’ombre. Comme Bedivir suit des yeux la barque magique qui emporte Arthur ; le regard du poète accompagne dans sa route le noble vaisseau jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une tache brune et disparaisse derrière l’immensité étincelante. Vers le soir, — à l’heure où les boutiques s’illuminent, où les théâtres flamboient, où le gaz commence à ruisseler dans les rues de

  1. Nous empruntons cette description à l’écrivain américain Bayard Taylor, qui visita Farringford en 1857, et au poète lui-même daim ses stances au docteur Maurice.