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Dix ans, vingt ans plus tard, le poète retrouvera dans Maud, dans Aylmer-field, ce même accent de colère, cette même âpreté vengeresse où l’on devine un altier et profond ressentiment de jeunesse, tardivement pacifié par les dédains de la maturité. Ce sera encore la lutte de l’amour contre l’orgueil. Quelles figures vraies que les parens de la jeune fille dans Aylmer-field ! Mylady, une rose séchée, une « beauté passée, » du temps où l’on allait danser à Àlmacks, féroce sous sa langueur prétentieuse, quelque chose de plat et d’insipide comme la dame de carreau ; le baronnet, un homme charmant tant qu’on lui obéit : effleurez-le dans son amour-propre, et vous retrouverez le toucheur de bœufs normand, dont huit cents ans de noblesse, c’est-à-dire de paresse, ont épaissi le sang. Le poète les poursuit, les punit ; après eux, il en veut encore à la maison elle-même, aux grands arbres qui faisaient sa gloire. Il veut que tout soit détruit, que la charrue y passe, que le limaçon, la taupe, le mulot et jusqu’au ver immonde, que tous les humbles hôtes de la solitude creusent leur trou là où l’homme orgueilleux a tenu sa cour.

Maud est le journal d’une passion, un drame autobiographique et subjectif. Qu’un romancier traite en prose un sujet analogue, vous lui demanderez une suite de scènes ; vous ne devez attendre d’un poète, et vous n’obtenez de Tennyson qu’une série, ou, pour mieux dire, une gamme d’impressions par lesquelles passe le héros du poème. Misanthropie amère et intraitable, qui se fond peu à peu devant l’amour ; joie d’aimer, étonnement d’être aimé. Ici se place la catastrophe : le héros tue en duel le frère de Maud, qui l’a provoqué ; ce mort sera, entre elle et lui, un obstacle infranchissable. Fuite et folie du jeune homme ; cette folie change d’aspects : au milieu de la nature, c’est comme une lassitude infinie qui alterne avec une activité machinale et puérile ; à Londres, dans le tumulte des passions et des affaires, c’est un transport continu, c’est le paroxysme aigu du désespoir. Maud n’est plus ; que deviendra celui qu’elle a aimé ? A ce moment, éclate la guerre de Crimée. C’est le salut de l’Angleterre, corrompue par l’égoïsme de la paix ; ce sera aussi le salut de cette âme blessée qui ne veut pas vivre et ne peut pas mourir. Le jeune homme endosse l’uniforme et part pour l’Orient : comme le premier chant du coq, le premier appel du clairon met en fuite les fantômes dont il est obsédé. La guerre de Crimée, entreprise par les puissances occidentales pour guérir « l’homme malade, » réussit du moins à guérir le héros de Tennyson. L’enthousiasme belliqueux, alors débordant, accepte sans sourciller cette cure inattendue. C’est la religion qui dit le dernier mot dans Aylmer-field, c’est le patriotisme qui fournit la conclusion de Maud. L’école byronienne meurt réconciliée avec l’église et avec la