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pour qui les absens et les morts sont toujours présens ; l’un, pour qui cette courte vie est trop longue ; l’autre, qui, des rêves d’enfance aux regrets suprêmes, embrasse l’existence entière et défie la tombe.

Le Chêne qui parle nous transporte parmi les vieilles futaies d’un parc entrecoupé de larges clairières. Ce chêne a cinq siècles ; il a vu bien des orages, bien des guerres, bien des rendez-vous. Peut-être a-t-il, dans ses cavités, donné refuge à des proscrits ; sous ses frondaisons vénérables il a abrité plusieurs générations de Rosamondes, d’Alices, de Margarets. Un amoureux l’interroge : « Qu’a fait hier ma bien-aimée ? — Elle est venue rêver à mon ombre, et, sûre de n’être point vue, elle a imprimé, en rougissant, ses lèvres sur les lettres de son propre nom, gravées par toi dans mon écorce ; elle a cherché à m’entourer de ses bras : — « Que ne suis-je élancé comme ce jeune bouleau, mon voisin, pour que ses mains puissent se nouer autour de mon tronc ! .. Trois fois heureux celui qui peut caresser le flot embaumé de ses cheveux, sentir le moelleux contact de cette main vierge ! .. Je ne suis qu’un bois dur, et, pourtant, sous ma rugueuse enveloppe, j’ai senti jusque dans mes anneaux les plus intimes passer un obscur sentiment de plaisir, comme ces vagues mouvemens qui, à chaque printemps, me rappellent encore la révolution de l’année. » — Puis, la jeune fille s’est endormie à ses pieds. Pour bercer ses rêves, il a confondu, avec le bruissement infini de son feuillage, je ne sais quelles bouffées de musique venues de la ville en fête ; il a noyé d’ombre son corps charmant, laissant tomber tantôt une goutte de soleil sur son cou, tantôt une goutte de rosée sur sa blanche poitrine.

On sent encore ici le sensualisme naïf et tendre du Conte d’amour. Dans Locksley-Hall vibre, avec une poésie moins efféminée, une note plus personnelle. Une jeune fille, — celle peut-être que nous venons de voir au pied du chêne merveilleux, — oublie son premier amour pour faire un mariage de vanité, et c’est l’amant trahi qui se charge de l’épithalame : « Jour par jour, tu descendras à son niveau ; ce qu’il y a eu en toi de délicat se fera grossier pour s’assimiler à son limon ; et quand sa passion aura dépensé sa première force, il t’estimera un peu plus que son chien, il t’aimera un peu mieux que son cheval. Qu’y a-t-il ? Ses yeux sont pesans. Ne demande pas si c’est le vin qui les rend vitreux. Va à lui : c’est ton devoir. Embrasse-le ; prends sa main dans la tienne. Peut-être que mylord est las, qu’il a le cerveau fatigué ? .. Amuse-le de tes fantaisies les plus légères, caresse-le de tes pensées les plus délicates. Il te répondra… oh ! des choses faciles à comprendre… Mieux vaudrait que tu fusses morte devant moi, quand j’aurais dû te tuer de ma main ! »