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courant qui entraîne la pensée des Anglais vers le moyen âge, leur véritable antiquité : c’est là que le génie saxon se retrempe comme en une source intarissable et profonde. Cette puissance d’évoquer le monde gothique, avec tout son charme d’étrangeté lointaine, n’avait encore pu que s’annoncer chez Tennyson par quelques esquisses : elle se révélait par un chef-d’œuvre, la Mort d’Arthur, Nous retrouverons bientôt ce morceau à sa place définitive parmi les Idylles du roi.

Le dialogue des Deux Voix, où l’auteur a condensé avec une énergie singulière, mais sans ordre et sans conclusion, ce qui peut être dit pour ou contre la vie, représente, dans le recueil de 1842, la métaphysique religieuse. Dans saint Siméon Stylite, ce grand pécheur et ce grand saint, qui craint d’être damné, mais ne s’étonne pas de faire des miracles, le mysticisme du Nord raillait avec plus de vigueur que de justesse le mysticisme du Midi sans s’apercevoir que, dans ce mélange d’humilité incompréhensible et d’incommensurable orgueil, il eût été encore plus facile de reconnaître le puritain anglais que l’ascète oriental. Mais si ces pièces ne pouvaient plaire qu’à un petit nombre, combien de cœurs devaient être doucement émus par la touchante histoire de Dora ! Combien d’imaginations séduites par les vers frais et charmans du Chêne qui parle ! Avec plus de rectitude morale, avec une délicatesse de sentimens bien supérieure, Dora nous rappelle l’idylle trop vantée de Ruth et Noémi. Comme dans la Bible, nous sommes mêlés aux moissonneurs, nous respirons l’odeur de la terre. Un fils qui ne cède pas, un père qui ne pardonne point, deux orgueils qui se brisent l’un contre l’autre, sont des caractères vraiment anglais. L’humble héroïsme, l’abnégation angélique de deux femmes pansent ces blessures ; le sourire d’un petit enfant fond en pleurs un cœur irrité que rien n’a pu fléchir. C’est un roman concentré en quelques pages. On aimerait à voir une femme telle que l’auteur de Queechy ou l’auteur de Jane Eyre le développer, l’embellir de ses pures, fantaisies. Tel qu’il est, dans sa brièveté austère, il a le privilège des choses excellentes, qui est de faire penser beaucoup et beaucoup sentir. Dora et Mary ont, toutes deux, aimé le pauvre William. Mary était sa femme ; elle a pu l’aimer sans mystère, elle peut le pleurer sans honte. Dora cache ses larmes comme elle a caché son amour ; nous ne le connaissons nous-mêmes que pour l’avoir deviné. Lequel de ces deux amours restera fidèle jusqu’à la mort ? Mary, au bout de quelques années, reprendra un autre compagnon ; Dora mourra fille. Comme elle a aimé la première, elle aimera aussi la dernière. Par ce seul trait, le poète nous fait comprendre qu’il y a deux amours sur la terre : l’un qui reçoit, l’autre qui donne ; l’un qui s’alimente par les caresses d’un être vivant, l’autre