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pour se cacher et se taire, et, afin de mieux marquer le retour du poète à la vie, le long hymne funèbre se termine par un chant nuptial.

On pensera peut-être que nous prenons au sérieux un mensonge poétique. Nous répondrons que ce tête-à-tête avec un mort a duré dix ans. Dix ans pendant lesquels le public n’a rien lu de Tennyson, n’a même pas entendu prononcer son nom ! Dix ans pendant lesquels il n’a seulement pas songé à réimprimer l’édition épuisée de ses premières œuvres ! Donne-t-on dix années de sa jeunesse à une simple fiction littéraire ? Toute existence a sa crise : la perte d’Arthur Hallam a marqué cette crise dans la carrière du poète que nous étudions. Chose singulière : elle coïncide avec une crise analogue dans la vie nationale. C’est le moment où Carlyle, sorti, lui aussi, d’une profonde retraite, arrive à Londres avec le manuscrit du Sartor resartus. Dickens, dans Pickwick et dans Olivier Twist, cingle l’hypocrisie et la vanité, dénonce les abus, pendant que John Bright et Daniel O’Connell font la guerre aux monopoles. Avec Cobden, une ère nouvelle commence dans l’histoire de l’industrie. Le docteur Newman et le docteur Pusey stimulent les âmes croyantes, tandis que, à l’autre pôle de la pensée religieuse, Maurice et Thomas Arnold essaient d’entraîner l’église d’Angleterre dans les voies du progrès humain. Alors se répandent dans les foules les Traités pour le temps, qui traduisent, sous une forme populaire, les tendances du « mouvement d’Oxford. » Rien de plus fécond que ces dix années qui s’écoulent entre le vote du bill de réforme et le rappel des Corn-Laws. Le caractère général de l’époque est facile à définir en deux mots : il est libéral et spiritualiste. C’est précisément dans le même sens que s’était dirigée l’évolution particulière de Tennyson. Perdu dans son deuil privé, oublié de tous, méditant à l’écart sur une tombe, il était resté à l’unisson avec l’âme de son pays. Aussi, dès qu’il reparut devant le public en 1842, fut-il immédiatement reconnu et salué comme le grand poète de l’Angleterre.


III

Le recueil de 1842 contenait les meilleures pièces parues dans les publications précédentes, celles qui avaient semblé à Tennyson dignes d’être sauvées de l’oubli. Il les avait retouchées en diverses façons, soit pour obéir à un goût de plus en plus délicat ou pour les mettre en harmonie avec son nouvel état d’esprit. Les morceaux néogrecs restaient pour le régal de quelques raffinés ; car l’hellénisme, en Angleterre, ne sera jamais qu’un accident, une mode, un caprice. Bien autrement spontané, bien autrement large est le