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éclaire sa route. Un carrefour se présente où se croisent deux chemins. Elle est placée entre la religion, qui dit oui, et la nature, qui dit non. Que de spectacles discordans dans le monde physique, qui semble si souvent en proie au mal et en lutte avec Dieu ! Surtout quel mépris de l’individu, partout et toujours sacrifié à l’espèce ! Cette espèce elle-même, la nature en a-t-elle tant de soin après tout ? Comptez les types disparus depuis que les temps ont commencé. L’homme ne serait-il pas un de ces types, destiné à disparaître dans une prochaine convulsion du globe ? Le poète ne veut pas le penser. Il veut croire « que nul ne marche ici-bas sans but, qu’aucune existence ne sera détruite, jetée au rebut ; » qu’après bien des erreurs, des souffrances et des crimes, un jour luira, encore lointain, où le bien succédera au mal, « où l’hiver se changera en printemps. » Et il ajoute, ressaisi par une mélancolique inquiétude : « Voilà mon rêve, mais que suis-je moi-même ? Un petit enfant que la nuit fait pleurer et que fait aussi pleurer la lumière, un enfant qui n’a qu’un cri pour langage ! »

Ce n’est pas, on le voit, une chaîne d’argumens et de réfutations ; ce sont des aspirations et des craintes qui se chassent et s’entrechoquent comme les rayons et les ombres. L’âme pense ou prie, raisonne ou devine ; pareille à ces animaux qui appartiennent à deux élémens et se servent tantôt de leurs pieds, tantôt de leurs ailes, tour à tour elle rampe dans les ténèbres et dans les ronces, puis elle plane dans l’immensité vertigineuse.

C’est ainsi qu’elle réussit à rentrer en communication avec son guide spirituel. Sans doute il ne redeviendra jamais visible aux yeux du corps. « Le temps est passé où les esprits hantaient les murs en ruines et les chambres désertes des vieux châteaux. » Maintenant ils hantent la mémoire et la conscience de ceux qui les ont aimés ; mais il faut que cette mémoire soit limpide comme un ciel sans nuage, il faut que cette conscience soit paisible comme une mer au repos. Alors « pourquoi l’âme ne se manifesterait-elle pas à l’âme ? Pourquoi l’esprit ne parlerait-il pas à l’esprit ? » Un soir qu’il est demeuré seul après les entretiens de la famille, et qu’il est saisi d’un ardent désir de renouer l’amitié brisée, il lui semble qu’un autre esprit envahit le sien, que ses facultés se doublent. Il voit ce qu’il n’a jamais vu ; il sent ce qu’il n’avait jamais senti ; il aperçoit des vérités qui n’ont point d’expression dans les langues humaines. Dès lors le deuil est fini, la douleur n’a plus d’objet. Une nouvelle possession commence, que rien, désormais, ne pourra interrompre ni détruire. C’est dans son propre être que Tennyson a ressuscité son ami ; il le porte eu soi ; il sera, à l‘avenir, Alfred Tennyson et Arthur Hallam. Il n’a plus de raison