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qu’on ne s’improvise point agriculteur et, au bout de quatre années d’efforts, il loua sa ferme et revint à Saint-Louis. Il se fit agent pour la vente des terrains, occupation assez fructueuse dans l’Ouest; mais il n’avait ni le goût ni l’esprit des affaires ; il ne sut point se créer une clientèle; il fut contraint, pour vivre, de prendre un petit emploi dans les contributions. Il avait espéré devenir l’ingénieur de la ville, mais il n’avait point d’amis influens, le poste fut donné à un autre, et Grant tomba dans une gêne profonde.

Son père avait, depuis longtemps, quitté l’Ohio : il était passé dans l’Illinois et, avec l’assistance de son second fils, il avait créé une tannerie à Galena. L’établissement prospérait ; le vieux Grant, instruit de la situation pénible de son fils aîné et le jugeant incapable de se créer une position, le fit venir et lui donna un emploi dans sa maison, aux appointemens de 40 dollars, soit un peu plus de 200 francs par mois. Son occupation principale consistait à acheter les peaux que les bouchers et les fermiers du voisinage venaient proposer. Il ne voyait personne et ne se mêlait point de politique, quoique ce soit la passion de tout Américain. De toute sa vie, il n’a voté que dans une seule élection présidentielle, et quoique son père et ses frères fussent d’ardens républicains, il donna sa voix à Buchanan, le candidat des démocrates, contre le colonel Fremont. Il expliquait, il est vrai, ce vote en disant qu’à ses yeux Fremont n’avait jamais été qu’un soldat de salon, mis en avant par quelques femmes sentimentales. Ses opinions le rapprochaient surtout des modérés, conduits par Everett, Bell et Crittenden, qui s’efforçaient de constituer un tiers parti afin de prévenir la collision qu’ils prévoyaient entre le Nord et le Sud ; aussi n’alla-t-il voter à l’élection suivante, ni pour Lincoln ni pour Douglas. Il vivait si retiré que, dans cette petite ville et même dans la rue qu’il habitait, les gens ne savaient point son nom et se demandaient qui pouvait être cet homme robuste, à l’air si triste, qui passait comme absorbé dans ses pensées. Grant était en proie au découragement et n’entrevoyait l’avenir qu’avec appréhension, car, bien qu’il s’interdît tout divertissement et toute autre superfluité qu’un peu de tabac, il n’arrivait point à se suffire avec ses modiques appointemens. Telle était l’existence obscure et désolée que menait, derrière un comptoir, à quarante ans passés, l’homme qui devait être deux fois président des États-Unis.

Tout à coup le clairon retentit. Le 14 avril 1861, un mois après l’installation du président Lincoln, le fort Sumter a été surpris, le drapeau fédéral a été foulé aux pieds, et le président appelle 75,000 volontaires pour défendre la constitution et l’unité nationale. Le soldat se retrouve aussitôt. Une compagnie de milice se forme à Galena ; c’est Grant qui l’organise et qui l’instruit. Le sénateur